29mars 2019

L’état anxio-dépressif d’un agent consécutif à un entretien de recadrage avec sa hiérarchie, ou encore à une procédure disciplinaire par exemple, est quasi systématiquement reconnu comme imputable au service au motif de l’existence d’un lien direct et certain entre cet état et le service. Cette situation, particulièrement défavorable pour les employeurs publics, est peut-être en train d’évoluer sous l’impulsion d’un mouvement jurisprudentiel de plus en plus partagé par les juridictions administratives.

La plupart des employeurs publics ont à connaître d’une situation de ce type : un agent est recadré ou sanctionné en raison d’une faute avérée, quelle que soit sa gravité, et présente ensuite des arrêts de travail pour un syndrome anxio-dépressif réactionnel. Il cherche à faire reconnaître l’imputabilité au service de ces arrêts et obtient gain de cause devant le juge administratif quand bien même la sanction était parfaitement justifiée, ou quand bien même l’entretien de recadrage s’était déroulé sans heurt.

Cette issue est parfaitement cohérente avec la jurisprudence qui était encore, jusqu’à il y a quelques années, unanime sur le point suivant : y compris dans le cas des affections psychiques, la simple preuve médicale d’un lien direct et certain entre la pathologie et le service suffisait à ce que l’imputabilité soit reconnue, sans accorder d’importance ni même d’attention particulière au contexte dans lequel s’inscrivait ladite pathologie (voir par exemple Conseil d’État, 23 septembre 2013, n° 353093).

C’est ce qu’a encore jugé récemment le tribunal administratif de Rennes dans un jugement du 31 janvier 2019 :

Dans cette affaire, après avoir souligné que la procédure disciplinaire avait été menée sans excéder un exercice normal du pouvoir hiérarchique et que la situation professionnelle de l’agent ne présentait aucune particularité (pression importante, harcèlement moral, etc.), le tribunal a considéré que malgré cela, les arrêts de travail consécutifs à la procédure disciplinaire et à la sanction, non contestée au demeurant, devaient être pris en charge au titre de la maladie imputable au service.

Ce faisant, le tribunal a appliqué une logique juridique qui ne tient pas compte du contexte dans lequel se déclare le syndrome anxio-dépressif, et qui revient in fine à entériner des constatations médicales sans regard critique sur les circonstances dans lesquelles elles s’inscrivent.

Cette position n’était pas satisfaisante pour un grand nombre d’employeurs publics, qui ont su faire entendre leur voix auprès des juges administratifs si l’on en croit le développement depuis quelques années d’un courant jurisprudentiel ayant adopté une nouvelle approche des critères de l’imputabilité au service des pathologies de type syndrome anxio-dépressif.

Pour ce courant jurisprudentiel, l’imputabilité au service d’une telle pathologie ne saurait être reconnue en l’absence d’évènements ou de circonstances révélant un exercice anormal du pouvoir hiérarchique ou bien des conditions anormales d’exercice des fonctions.

Pour quelques exemples :

« Considérant que si Mme C… soutient que la dépression dont elle souffre est imputable au service et résulterait des conditions dans lesquelles s’est déroulé son entretien d’évaluation le 21 novembre 2003, il résulte de l’instruction que, nonobstant l’absence de manifestation antérieure d’un état dépressif chez la requérante et nonobstant l’avis rédigé par le médecin de l’établissement public de santé de Ville Evrard en décembre 2003 admettant l’imputabilité au service de l’état de santé de Mme C…, il ne peut être établi un lien de causalité direct et certain entre l’état de santé de cette dernière et l’entretien d’évaluation litigieux qui, d’une part, ne s’est pas déroulé dans des conditions anormales, de l’aveu même de la requérante, et, d’autre part, constitue un évènement prévisible et normal de la carrière professionnelle d’un agent public »

CAA Versailles, 21 mars 2013, n° 11VE02734

 

« 6. Toutefois, il ressort des pièces du dossier que Mme D…a fait l’objet d’une procédure disciplinaire en 2008 et 2009 à la suite de propos de sa part à connotation raciste à l’encontre de trois agents du service et que le directeur de l’établissement a, par une décision du 3 juillet 2009, rétrogradé l’intéressée, maître ouvrier depuis le 1er octobre 2007, au grade d’ouvrier professionnel qualifié, 8ème échelon de l’échelle 4 du grade d’ouvrier professionnel qualifié, à titre de sanction disciplinaire. Par un jugement n° 0904162 du 27 septembre 2012, devenu définitif, le tribunal administratif de Toulouse a rejeté la demande de Mme D…tendant à l’annulation de cette sanction en retenant, notamment, le caractère non disproportionné de la sanction. Cette procédure et la sanction qui a suivi ont été un facteur déterminant dans la décompensation dépressive de l’intéressée, ainsi que l’ont relevé les experts mentionnés ci-dessus, Mme D…n’ayant pas antérieurement souffert de tels troubles. En l’absence de tout élément permettant d’estimer que les faits à l’origine de la sanction auraient été favorisés par les conditions d’exercice des fonctions de l’intéressée, ou que la procédure disciplinaire et la sanction auraient été injustifiées ou encore que cette procédure disciplinaire se serait déroulée dans des conditions anormales, et en l’absence d’élément révélant, de la part de l’employeur, une volonté délibérée de porter atteinte à ses droits, à sa dignité, ou d’altérer sa santé, aucun élément du dossier ne permet d’imputer la maladie dont souffre Mme D… à un fait ou à des circonstances particulières de service. Cette maladie, alors surtout que la plainte de Mme D… pour harcèlement moral a été classée sans suite, ne peut, dans les circonstances de l’espèce, être regardée comme imputable au service. L’administration pouvait, en conséquence, sans commettre d’erreur d’appréciation, refuser de reconnaître l’imputabilité au service de l’état de santé de Mme D…et, par suite, refuser de prendre en charge les arrêts de travail en cause de son agent au titre de la maladie professionnelle. (…) »

CAA Bordeaux, 7 février 2017, n° 15BX02739 et 15BX02740

 

« 7. Mme E…a sollicité la reconnaissance de l’imputabilité au service du malaise dont elle a été victime le 19 décembre 2013 au motif que ce malaise résulterait, selon elle, de la lecture d’une lettre qui lui avait été adressée par le recteur de l’académie de la Guyane. Cependant, la lettre du 17 décembre 2013 en cause l’invitant à un nouvel entretien d’évaluation, au motif que l’entretien d’évaluation initial ne s’était pas déroulé dans des conditions de sérénité nécessaires à une appréciation objective de sa valeur professionnelle ne saurait, eu égard à ses termes mêmes, avoir excédé les limites normales du pouvoir hiérarchique et n’est pas de nature à établir une imputabilité au service dudit malaise. En outre et contrairement à ses allégations, Mme E…n’établit pas qu’elle aurait exercé ses fonctions dans des conditions, matérielles ou psychologiques, de pression anormale en raison d’une faute dans l’organisation du service, d’une mauvaise organisation de celui-ci ou de dysfonctionnements spécifiques. Dans ces conditions, les premiers juges ont pu estimer à bon droit, et sans inverser la charge de la preuve, que le malaise de Mme E…n’était pas imputable au service. L’appelante n’établit pas davantage que la décision litigieuse constituerait une sanction disciplinaire déguisée ou serait entachée d’un détournement de pouvoir. »

CAA Bordeaux, 24 juillet 2018, n° 16BX00981 et 16BX04247

La lecture de ces exemples permet de comprendre que le juge administratif développe depuis quelques années une approche plus globale des syndromes anxio-dépressifs, sans se limiter aux éléments médicaux dont il dispose. Une telle approche est potentiellement plus favorable aux employeurs publics, qui pourront chercher à démontrer que le contexte de travail ou les évènements auxquels l’agent cherche à rattacher son état de santé n’avaient rien d’anormaux, au sens où ils n’excédaient pas l’exercice normal du pouvoir hiérarchique ni ne révélaient un contexte de travail difficile de type harcèlement moral.

Ce courant jurisprudentiel a trouvé un certain écho jusqu’à la plus haute juridiction administrative française, puisque très récemment le Conseil d’État a infléchi sa jurisprudence en jugeant que même en présence d’un lien direct entre la maladie et les fonctions, un fait personnel de l’agent ou toute autre circonstance particulière pouvait conduire à ne pas reconnaître l’imputabilité au service :

« 3. Une maladie contractée par un fonctionnaire, ou son aggravation, doit être regardée comme imputable au service si elle présente un lien direct avec l’exercice des fonctions ou avec des conditions de travail de nature à susciter le développement de la maladie en cause, sauf à ce qu’un fait personnel de l’agent ou toute autre circonstance particulière conduisent à détacher la survenance ou l’aggravation de la maladie du service. »

CE, 13 mars 2019, n° 407795

Même si dans cette affaire le Conseil d’État a estimé que « l’absence de volonté délibérée de l’employeur de porter atteinte aux droits, à la dignité ou à la santé » de l’agent ne pouvait pas être regardée comme une circonstance particulière détachant la maladie du service, il n’en a pas moins ouvert une possibilité pour les employeurs publics de voir leurs décisions de refus d’imputabilité au service de syndromes anxio-dépressifs validées par le juge administratif, et ce même en présence d’éléments médicaux favorables à la reconnaissance de l’imputabilité.

Il s’agit d’une aubaine à saisir pour les employeurs publics, et ce quand bien même l’intégralité des juridictions administratives n’a pas encore adopté cette nouvelle approche, à l’image du tribunal administratif de Rennes. D’ailleurs, dans l’affaire citée plus haut, l’employeur public a décidé de saisir la cour administrative d’appel de Nantes dans le but de consolider le mouvement jurisprudentiel en cours.

 

Cabinet Coudray
Sébastien DUGUÉ
Publié le 29/03/2019 dans # Publications