7mai 2024

Article rédigé par Cédric ROQUET, Avocat et Corentin BROZILLE, Stagiaire au Cabinet Coudray UrbanLaw

Note. sous CE, 16 févr. 2024 no 467533, Mme B… : Rec.

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Le 16 février dernier, le Conseil d’État a apporté d’intéressantes précisions sur la difficile articulation entre l’obligation de motivation des actes administratifs individuels défavorables[1] et celle du respect du secret médical[2].

Il écrit ainsi, dans un considérant a priori fort clair, que :

« 3. Si le respect des règles relatives au secret médical ne peut avoir pour effet d’exonérer l’administration de l’obligation de motiver sa décision, dans des conditions de nature à permettre au juge de l’excès de pouvoir d’exercer son contrôle, elle ne peut divulguer des éléments couverts par le secret médical. Toutefois, la circonstance que la décision comporterait de tels éléments n’est pas, par elle-même, susceptible de l’entacher d’illégalité. Il suit de là qu’en jugeant inopérant le moyen tiré de l’irrégularité de la motivation de la décision litigieuse en ce qu’elle ferait mention d’éléments permettant d’en déduire la nature de la pathologie dont souffre Mme B, la cour administrative d’appel de Lyon n’a pas commis d’erreur de droit. »

La Haute juridiction amende, un peu, sa jurisprudence habituelle, pour des raisons que l’on va tenter d’identifier.

Une constance jurisprudentielle : faire persister l’obligation de motivation malgré le respect du secret médical :

Il ne fait pas de doute que la décision litigieuse — le refus de reconnaître l’imputabilité au service d’accidents vécus par un agent public — était de celles que l’Administration doit motiver. Toute la difficulté ici était liée au fait que la nécessaire motivation de la décision litigieuse s’est faite sur des éléments relevant du secret en matière médicale et notamment relativement à la spécialité du médecin qui a examiné l’agent, psychiatre de son état. Partant, il y avait bien lieu de penser que la divulgation de ces faits pourrait constituer une violation du secret médical (Voir ici pour exemple C.E., 15 déc. 2010, no 330314, M. A…). Or, toutefois, le juge administratif impose avec constance à l’Administration de motiver ses décisions, même lorsque qu’elles sont prises en considération de l’état de santé de la personne ; en ce sens, « le respect des règles relatives au secret médical ne saurait avoir pour effet d’exonérer [l’autorité administrative] de l’obligation d’énoncer les éléments de fait et de droit sur lesquels il fonde sa décision » (C.E., 17 mai 1999, no 148470, Ministre de l’intérieur et de l’aménagement du territoire c. M. X…).

Une évolution jurisprudentielle : épargner l’obligation de motivation du respect du secret médical ?

Classiquement, pourtant, le juge administratif a toujours fait primer, en tant que possible, la protection accordée au secret médical sur l’obligation de motivation des actes administratifs. De manière générale, les règles relatives au secret médical imposent donc une réduction de l’obligation de motivation. L’Administration peut renvoyer, pour motiver son acte, à l’appréciation précise et circonstanciée donnée par un organe « médical » — commission, médecin, etc. (pour la motivation d’une décision mettant fin à un congé de longue durée, voy. C.E., 27 mars 2009, no 301159, Centre hospitalier général de Sarreguemines : Lebon T., p. 802 ; plus classiquement, pour la motivation du refus de permettre à une personne de se présenter à l’examen du permis de conduire, C.E., 29 juin 1990, no 94039, M. Antkowiak ; plus largement, voy. Jean-Charles Jobart, « Le juge administratif et les limites du secret médical », R.D.S.S. 2020, no 2, p. 351). Dans certains cas, assez extrêmes, si la décision se fonde exclusivement sur des motifs d’ordre médical l’Administration échappe même à l’obligation de motivation (C.E., 9 juin 2006, no 275937, Mme Chaudet : Lebon T., p. 697 et 1085). Dans la continuité de ces jurisprudences, la cour administrative d’appel de Nancy avait pu estimer que la motivation d’un acte en contradiction avec l’exigence du respect du secret médical emportait illégalité de cet acte, même si cet acte n’avait pas fait l’objet d’une publication (puisqu’une simple notification s’imposait en l’espèce) (C.A.A. Nancy, 22 sept. 2005, no 01NC01262, Communauté urbaine du Grand Nancy).

Incité par son rapporteur public (Nicolas Labrune, concl. sur C.E., 16 févr. 2024, no 467, Mme P…, Ariane Web, p. 4 et 5), par la motivation de la décision de la cour administrative d’appel de Lyon (C.A.A. Lyon, 13 juill. 2022, no 21LY04143, Mme A…, cons. 2) et par la requérante, le Conseil d’État a décidé le 24 février dernier d’appréhender cette question sous un autre angle. Malgré la protection accordée — par la loi, premièrement, et par les juges, ensuite — au secret médical, les juges du Palais-Royal ont analysé la question litigieuse seulement par le prisme du respect des règles de forme applicables aux actes administratifs. Le Conseil d’État suit ce faisant son rapporteur public qui expliquait que : « si le respect des secrets protégés par la loi est une exigence qui s’impose à l’administration, il s’agit — sauf dans le cas où un texte spécifique en disposerait autrement ­— d’une règle de fond de l’action administrative, et pas d’une norme relative à la présentation matérielle des actes, dont la méconnaissance constituerait un vice de forme » (Nicolas Labrune, concl. loc. cit., p. 4) ; et, comme Nicolas Labrune, il ne trouve ni dans les articles du code des relations entre le public et l’administration, ni ailleurs, de règle de forme qui impose à l’Administration de respecter, dans la motivation de ses actes, le secret médical (en dépit d’ailleurs le 7° de l’article L. 211-2 et, surtout, le deuxième alinéa de l’article L. 211-6 du code des relations entre le public et l’administration). Ainsi, comme l’a résumé Clemmy Friedrich, isolé d’un questionnement quant à la teneur des motifs de la décision, « le caractère suffisant de la motivation commande une réponse binaire : la décision est ou n’est pas dûment motivée » (Clemmy Friedrich, « L’administration peut violer le secret médical sans méconnaître l’obligation de motivation », note sous CE, 16 févr. 2024, no 46753, J.C.P. A. 2024, no 8, act. 115).

Le respect du secret médical : victime collatérale d’une solution circonstanciée et/ou tendancielle ?

Voilà donc le secret médical quelque peu sacrifié sur l’autel du faible formalisme des règles de la procédure administrative non contentieuse. Sachant que, des dires de Nicolas Labrune, la question de droit se posait assez « purement » dans cette affaire (Nicolas Labrune, concl. Loc. cit., p. 4 ; et l’on sait que le Conseil d’État aime à travailler dans ces conditions quand il forge une jurisprudence, voy. Not. Aurélie Bretonneau, concl. Sur C.E., ass., 18 mai 2018, no 414583, Fédération des finances et des affaires économiques de la C.F.D.T., Ariane Web, p. 2 et 3), quelle sera la portée de cette solution ? Si trois éléments semblent pouvoir être avancés, il apparait difficile néanmoins de trouver la réponse à cette question.

Premièrement, le cas d’espèce présentait une certaine particularité. Le directeur de l’I.N.S.E.E. avait adopté l’arrêté litigieux suite à une première annulation (paraît-il sévère et discutable, voy. en ce sens, Nicolas Labrune, concl. loc. cit., p. 2) du Tribunal administratif de Lyon, pour défaut de motivation. Dans cette seconde instance, la requérante se bornait d’ailleurs à contester devant le Conseil d’État la légalité externe de la décision et n’invoquait donc aucun vice de légalité interne. Et, dernier point, le rapporteur public précise, qu’à son sens, « les terrains pour écarter le moyen ne manquaient pas » (Nicolas Labrune, concl. loc. cit., p. 2, note no 3). Face à une solution incontestable au fond, le juge a sans doute eu plus de liberté pour forger son considérant de principe, sans craindre certaines critiques.

Deuxièmement, si la publication aux Tables signale une décision importante, sans doute peut-on imaginer que, à l’avenir, la Haute juridiction précisera cette jurisprudence — peut-être son champ d’application — , tant la solution adoptée semble se combiner assez mal avec la jurisprudence classique sur la motivation des décisions prises en considération de l’état de santé de la personne. La décision litigieuse présentait en effet la particularité de ne pas se fonder uniquement sur des considérations médicales, et, au surplus, que les considérations médicales s’appréciaient au regard d’avis médicaux éventuellement contradictoires. A contrario, la formulation du considérant laisse à penser que le Conseil d’État souhaite donner une large portée au principe qu’il a dégagé le 16 février 2024.

On a, troisièmement, du mal à ne pas faire de lien entre la décision Mme B… et la tendance de la Haute juridiction administrative à minorer la portée des règles de légalité externe — les fameuses manifestations de cette féconde tendance ne manquent pas : Danthony (C.E., ass., 23 déc. 2011, Danthony, nᵒ 335033 : Lebon, p. 649), Czabaj (C.E., ass., 13juill. 2016, nᵒ 387763, Czabaj : Lebon, p. 340), C.F.D.T. Finances (C.E., ass., 18 mai 2018, nᵒ 414583, Fédération des finances et des affaires économique de la C.F.D.T. : Lebon, p. 187), plus récemment, Association des Américains accidentels (C.E., ass., 19 juill. 2019, nᵒˢ 424216 et 424217, Association des Américains accidentels : Lebon, p. 296, concl. Alexandre Lallet). Ici encore, le Conseil d’État, par la réaffirmation du faible formalisme du droit administratif français, réduit le champ de ces illégalités : la présence, dans les termes d’un acte administratif, d’informations couvertes par le secret médical ne constitue pas un vice de forme. À l’inverse, on aurait pu souhaiter protéger plus avant le secret médical et, par-là, élargir un peu le champ des vices de légalité externe. La dimension pédagogique, et morale, d’une telle extension n’aurait d’ailleurs pas franchement manqué de sens (sur les dimensions morales et éducatives d’une annulation contentieuse, voy. not. Antoine Claeys, « La technique juridictionnelle de la substitution de motifs et l’office du juge de l’excès de pouvoir », in Le droit administratif : permanences et convergences – Mélanges en l’honneur de Jean-François Lachaume, 2007, Dalloz, coll. « Études, mélanges, travaux », p. 313 ; voy. égal. Benjamin Defoort, « Juger de la légalité́ et “effet utile” des décisions du juge », in Benjamin Defoort et Benjamin Lavergne (dir.), Juger de la légalité́ administrative, Quel(s) juge(s) pour quelle(s) légalité́(s) ?, 2021, Lexis Nexis, p. 239, nᵒ 510) ; car, si le Conseil d’État a pris l’habitude d’affaiblir les règles de légalité externe, en débit du fait que leur respect préserve assurément les droits des administrés, l’exigence de protection de la légalité externe était ici doublée de l’exigence d’une protection des droits subjectifs des patients (rattachée par la Cour européenne des droits de l’homme au droit fondamental à la vie privée, voy. not., en ce sens, Sophie Gambardella, « Une lecture de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme relative aux données de santé », R.D.S.S. 2016, nᵒ 2, p. 271). Il convient pour autant de pondérer quelque peu cette observation en relevant comme a pu le faire à plusieurs reprise le rapporteur public dans ses conclusions que la solution ici adoptée est aussi le fait de la stratégie retenue par la requérante ; ladite stratégie consistant à invoquer la violation du secret sous le seul angle du vice de forme et non sous celui de la régularité de la procédure préalable à l’édiction de l’acte contesté du fait notamment d’une motivation fondée sur des informations dont l’administration n’aurait pas dû avoir connaissance[3].

La responsabilité pour faute comme « sanction » de la violation du secret médical

Reste que la révélation d’une information couverte par le secret médical constitue, indéniablement, une faute de l’Administration (C.A.A. Nancy, 30 mai 2002, nᵒ 96NC03040, Centre hospitalier du Général Maillot). De ce fait, le Conseil d’État renvoi sur le terrain de l’engagement de la responsabilité de l’auteur de l’acte la question de la sanction juridique du comportement fautif de l’Administration. Il faudra alors, pour la victime, qu’elle démontre la réalité du préjudice causé par cette faute pour obtenir la sanction du comportement fautif. Sur le plan de l’indemnisation du préjudice résultant de cette faute, on peut se laisser à imaginer qu’il sera difficile pour un requérant d’obtenir une réparation substantielle, surtout lorsqu’il s’agit d’actes individuels notifié à leurs seuls destinataires.

La Haute juridiction a donc appliqué le conseil de son rapporteur public et a sagement pris garde de ne pas utiliser un raisonnement simpliste (Nicolas Labrune, concl. loc. cit., p. 4). Néanmoins, il s’agissait peut-être tout autant de se méfier de certains subtilités pernicieuses…

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[1] Encadrée par les dispositions des articles L. 211-1 et suivants du code des relations entre le public et l’administration.

[2] Encadrée notamment par l’article L. 1110-4 du code de la santé publique, l’article R. 4127-4 et R. 4312-4 du même code.

[3] Dans ses conclusions, le rapporteur public rappelle utilement que selon une jurisprudence constante, seuls les professionnels de santé sont, en vertu de l’article  L. 1110-4 précité, astreints au secret médical et que l’administration, quant à elle, n’y est pas soumise et peut, lorsqu’elle a eu légalement connaissance d’informations couvertes par ce secret, en faire état, sous réserve du respect du secret professionnel auquel sont tenus les fonctionnaires en application de l’article L. 121-6 du code général de la  fonction publique.

Cabinet Coudray Publié le 07/05/2024 dans # Veille juridique