Rédigé par Maître Cédric ROQUET, Avocat senior et Madame Blanche ATTENOT, Élève-avocat au Cabinet Coudray UrbanLaw
Commentaire de l’arrêt de la Cour de cassation, chambre criminelle (Cass. Crim. 25 juin 2024, n° 23-83.613).
Un récent arrêt de la Cour de cassation permet de faire le point sur la notion de harcèlement « managérial » parfois utilisée en doctrine[1].
Cet arrêt consolide la jurisprudence en matière de harcèlement « managérial » dans le secteur public, tout en précisant les contours de cette jurisprudence et les modalités d’attribution des intérêts civils (Cass. Crim. 25 juin 2024, n° 23-83.613).
En l’espèce, une directrice d’un centre hospitalier public a été condamnée le 9 décembre 2021 par le tribunal correctionnel de Brest du chef de harcèlement moral au préjudice de quatre agents de son établissement. Le 3 mai 2023, les juges de la Cour d’appel de Rennes ont confirmé le jugement sur la culpabilité en abaissant toutefois à quatre mois la peine d’emprisonnement avec sursis et en se prononçant sur les intérêts civils.
Dans un premier temps, la haute juridiction a appliqué une jurisprudence constante en matière de harcèlement, avant de casser partiellement l’arrêt sur les intérêts civils.
En effet, la Cour de cassation réaffirme que le harcèlement parfois qualifié de « managérial » n’est qu’une forme de harcèlement moral. En ce sens, l’ensemble des éléments constitutifs de l’infraction de harcèlement moral doivent être établis. Et pour cause, le harcèlement « managérial » ne relève d’aucun élément légal autonome et ne peut donc se fonder que sur les dispositions de l’article 222-33-2 du code pénal relatif au harcèlement moral.
Pour rappel, en application des dispositions précitées, la qualification de harcèlement moral nécessite, tout d’abord, la preuve de trois éléments matériels :
C’est ce dernier élément matériel qui pose difficulté en matière de harcèlement « managérial ». Par définition, un management délétère affecte le plus souvent un service entier, voire l’établissement public dans son ensemble lorsque le manager occupe des fonctions de direction comme en l’espèce. Pour autant, le juge pénal rappelle à juste titre que le harcèlement moral doit concerner des individus déterminés, quand bien même les techniques de management causent une souffrance à l’ensemble du personnel.
Ainsi, un management carencé, de portée systémique intervenant notamment dans un contexte institutionnel difficile, sans toutefois que ne puissent être identifiés des agents victimes, ne permet pas de caractériser des faits de harcèlement moral selon la Cour.
La Cour invite ici à faire expressément la différence entre un contexte managérial et des méthodes managériales, focalisant son analyse répressive sur la seconde hypothèse.
Lesdites méthodes doivent relever de diligences raisonnables au profit in fine d’un exercice normal du pouvoir hiérarchique.
En l’espèce, quatre agents sont concernés par des faits de harcèlement moral commis par leur manager, la directrice de l’établissement hospitalier.
Il s’agit donc bien de personnes déterminées ayant subi, du fait d’un management jugé de manière constante par l’ensemble des trois degrés de juridictions ayant eu à en connaître, comme dur (refus de la direction d’arranger un personnel sur ses congés, reproches en réunions, mais aussi – et sans doute surtout – propos vexatoires et humiliant en public et plaisanteries déplacées) une dégradation de leurs conditions de travail, conformément à l’article 222-33-2 du code pénal précité.
Cette dégradation des conditions de travail est ici caractérisée notamment par les nombreux arrêts de travail et les témoignages corroborant les faits, nous dit la Cour.
L’élément matériel de l’infraction est ici caractérisé.
Concernant l’élément moral de l’infraction, le juge pénal rappelle que l’aspect délibéré du harcèlement moral est constitué dès lors que le manager avait connaissance de la souffrance engendrée par les méthodes employées, indépendamment de sa volonté de faire sciemment souffrir les agents.
En l’espèce la Cour ne suit donc pas la prévenue dans son argumentation consistant à soutenir qu’elle n’avait pas délibérément agi, en étant consciente de la détérioration des conditions de travail et de l’atteinte ressentie par les victimes.
Considérant que la directrice d’hôpital avait été alertée à plusieurs reprises de la situation et notamment par l’inspection du travail à la suite de plusieurs plaintes du personnel, la Cour juge que l’élément moral de l’infraction est bien caractérisé en l’espèce.
En revanche, après avoir confirmé la culpabilité de la requérante au regard des éléments constitutifs de l’infraction de harcèlement moral, la Cour de cassation casse l’arrêt de la cour d’appel de Rennes sur l’attribution des intérêts civils et ce pour deux motifs.
D’une part, l’arrêt du 25 juin 2024 réaffirme les textes fondateurs que les juges de première et de seconde instance semblent avoir perdus de vue. En effet, la loi des 16 et 24 août 1790 et le décret du 16 fructidor an III interdisent aux tribunaux répressifs de l’ordre judiciaire de statuer sur la responsabilité d’une administration ou d’un service public.
Rappelons que la seule possibilité pour le juge pénal de se prononcer sur les intérêts civils lorsque le mis en cause est un agent public relève de l’hypothèse de la faute personnelle détachable du service.
Or, celle-ci ne se déduit pas naturellement de la qualification pénale des faits, d’autant plus lorsque l’agent public a commis l’infraction dans l’exercice de ses fonctions comme en l’espèce.
Ainsi, la Cour attend en pareilles circonstances, un effort supplémentaire de motivation de la part des juges du fond pour pouvoir se déclarer compétents en ce qui concerne la réparation des préjudices relevant d’un harcèlement managérial comme en l’espèce.
Elle censure en conséquence l’arrêt de la Cour d’appel Bretonne sur ce point et rappelle qu’est sans incidence la circonstance que la directrice prévenue ne se soit pas prévalue d’un tel moyen, « l’incompétence des juridictions étant en pareil cas d’ordre public ».
D’autre part, l’arrêt du 25 juin 2024 n’est pas sans rappeler un autre principe fondamental, celui de la recevabilité d’une constitution de partie civile.
La Cour précise ainsi que « L’exercice de l’action civile devant les juridictions répressives est un droit exceptionnel qui, en raison de sa nature, doit être strictement renfermé dans les limites fixées par les articles 2 et 3 du code de procédure pénale ».
Or, aux termes des dispositions de l’article 2 précité « L’action civile en réparation du dommage causé par un crime, un délit ou une contravention appartient à tous ceux qui ont personnellement souffert du dommage directement causé par l’infraction ».
Ainsi, en l’absence de tout préjudice direct et personnel, la constitution de partie civile n’est pas recevable.
En l’espèce, le CHSCT devenu CSE, s’était constitué partie civile en sus des agents victimes et la Cour d’appel avait jugé cette constitution recevable.
La Cour de cassation casse l’arrêt de la Cour d’appel sur ce point, considérant que le CSE « n’a subi aucun préjudice résultant directement du harcèlement reproché au directeur de l’hôpital et exercé sur certaines personnes physiques ».
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L’arrêt de Cour de cassation ici commenté fixe donc sa jurisprudence en matière de harcèlement moral appliquée en matière de management des institutions publiques. La Cour saisie l’opportunité de cette instance pour préciser les contours de cette spécificité d’un harcèlement moral en matière managériale qui ne saurait pour autant être caractérisé de « harcèlement managérial ».
S’agissant d’une infraction relevant d’un établissement public, la Cour rappelle enfin les spécificités attachées à une telle circonstance et en particulier vis-à-vis de la recevabilité de la constitution des parties civiles.
[1] V. ici « Consolidation de la jurisprudence sur le harcèlement managérial dans le secteur public », I. SOUID, Dalloz Actualité, 10 septembre 2024.