2janvier 2025

Rédigé par Maître Ugo FEKRI, Avocat associé et Monsieur Corentin BROZILLE, Juriste au Cabinet Coudray UrbanLaw

Le déplacement de la date d’appréciation de la légalité dans le recours pour excès de pouvoir agite, interroge et parfois dérange la doctrine et la jurisprudence (dernièrement, voy. not. Alexis Goin et Louis Cadin, « Retour vers le présent », A.J.D.A. 2024, nᵒ 36, p 1954). Elle a, dit-on, fait perdre au juge de la légalité ses « œillères sur le présent » (Sophie Roussel, concl. sur C.E., sect., nᵒˢ 437141 et 437142, Association des avocats E.L.E.N.A. et a., ArianeWeb, p. 5). Les décisions de cette veine jurisprudentielle nourrissent l’aspiration de certains auteurs à voir l’appréciation de la légalité élargie — voir qu’elle devienne « continue » (Guillaume Odinet, « Le juge de l’excès de pouvoir peut abroger la suspension d’un sportif si elle est devenue illégale à la date où il statue », note sous C.E., 28 févr. 2020, nᵒ 433886, M. Stassen, Dr. adm. 2020, nᵒ 10, comm. 43, p. 5). Par là même, cette évolution génère chez certains l’envie de voir apparaître un juge de la légalité « augmenté » : un juge de l’excès de pouvoir penché sur le présent, peu importe certaines des (auto)limitations classiques de son office.

Loin de l’agitation suscitée par cette évolution de la figure du juge du recours pour excès de pouvoir, l’étude de la date à laquelle se place le juge du plein contentieux pour statuer a inévitablement une figure plus pâle. Elle ne manque pourtant pas d’intérêt.

On propose ici de s’y consacrer — fort brièvement, et de manière sans doute bien incomplète — à travers un cas particulier : celui du juge administratif de la responsabilité décennale. Du fait de motifs essentiellement chronologiques, même ce juge « entier » — entendez de pleine juridiction — se refuse à faire porter son regard plus loin que sur le présent. Certaines des mécaniques contentieuses de la subrogation de l’assureur dans les droits de l’assuré offrent ainsi à voir les limites qui s’impose parfois au juge du plein contentieux, ou que ce juge s’impose à lui-même.

Une jurisprudence, relativement, récente du tribunal administratif de Poitiers en témoigne (T.A. Poitiers, 13 févr. 2024, nᵒ 1900028).

Dans cette affaire, une communauté de communes a fait construire une piscine. Peu de temps après sa réception, l’ouvrage souffre déjà de quelques désordres, lesquels ne manqueront pas de s’aggraver et de se multiplier. La communauté de communes, accusant son assureur dommages-ouvrage d’avoir manqué à son obligation de préfinancer des travaux de réparation de désordres de nature décennale, a assigné ce dernier devant le juge administratif (au fond).

Parallèlement, elle avait saisi le juge du référé-provision, afin d’obtenir une indemnisation rapide des désordres pour lequel l’engagement de la responsabilité de son assureur paraissait évident. Or, le juge administratif, en référé-provision, refusa d’admettre le droit à indemnisation de la communauté de communes à propos de certains des postes de désordres qui affectaient l’ouvrage ; en outre, certains désordres qui affectaient l’ouvrage n’entraient pas dans le champ du recours en référé-provision exercé par la collectivité à l’encontre de son assureur défaillant, alors même qu’ils rentraient dans le champ du recours au fond (C.A.A. Bordeaux, ord., 2 sept. 2019, nᵒ 19BX00645, cons. 13, 23 et 25).

Au fond, l’assureur défaillant contesta à titre principal l’ampleur de l’engagement de sa responsabilité, mais — assez logiquement — se retournait, à titre subsidiaire, contre les constructeurs. Dans un second temps, subsidiaire, il mobilisait donc le recours subrogatoire que lui offre la loi. Toutefois, il le mobilisait pour tous les postes de désordres pour lesquels il craignait d’être condamné à indemniser la maître de l’ouvrage (donc pour tous les postes de désordres).

L’assureur dommages-ouvrage n’avait pourtant pas encore, ni au jour de l’introduction de la requête, ni à celui du jugement de première instance, versé d’indemnité au maître d’ouvrage lorsque le juge du référé provision ne l’avait pas condamné à la faire. Il refusait d’indemniser, avant condamnation judiciaire, certains postes de désordres.

Dans sa décision du 13 février 2024, le tribunal administratif de Poitiers jugea :

« […] En application des dispositions de l’article L. 121-12 du code des assurances, la subrogation de l’assureur dans les droits et obligations de son assuré, quelle que soit la nature de la garantie souscrite, ne joue qu’à concurrence du montant de l’indemnité dont il apporte la preuve, par tout moyen, du paiement effectif à son assuré. Dans ces conditions, contrairement à ce que soutient la société XXX, le recours subrogatoire qu’elle exerce dans le cadre de la présente instance, qui ne se confond pas avec le mécanisme d’appel en garantie d’un constructeur à l’égard d’un autre, ne peut qu’être limité au montant de 2 396 431 euros H.T. correspondant à la garantie qu’elle a apportée à la communauté de communes de XXX, au titre, en outre, des seuls désordres qui ont fait l’objet de sa condamnation à titre provisionnelle, soit des désordres affectant les plafonds suspendus extérieurs, les couvertines d’acrotères, le défaut d’isolation entre la structure porteuse bois et la sous-face de la couverture en bac acier, les menuiseries aluminium, la terrasse du bassin extérieur, les plafonds suspendus intérieurs, le plancher chauffant, les carrelages et l’étanchéité des plages, la pataugeoire, les ouvrages de gros-œuvre et les vestiaires » (T.A. Poitiers, 13 févr. 2024, nᵒ 1900028, cons. 62).

À la suite du jugement de première instance, les constructeurs responsables n’ont donc pas eu à indemniser l’assureur dommages-ouvrage pour certaines des sommes versées par ce dernier au titre de la même décision du juge du fond. Pour ces sommes, l’assureur n’était pas vu par le juge comme subrogé dans les droits de son assuré, car il n’avait pas indemnisé ce dernier avant le jour auquel le juge statuait. En somme, le juge de première instance laissait à la société d’assurance le soin d’exercer un (nouveau) recours contentieux (devant le juge judiciaire), afin d’obtenir l’indemnisation desdites sommes par la voie de la subrogation légale prévue à l’article L. 121-12 désormais réalisée (par l’effet de la décision du juge administratif de première instance).

Le raisonnement du juge, peu étonnant, mérite tout de même une brève explication. Cette dernière montrera en quoi le juge du plein contentieux contraint son office à l’aune des règles immuables de l’écoulement du temps — comme le faisait, et le fait toujours, le juge de l’excès de pouvoir, mais évidemment dans une moindre mesure.

Liminairement, rappelons que l’article L. 121-12 du code des assurances subroge l’assureur dommages-ouvrage dans les droits de son assuré, lorsque celui-ci indemnise le second pour des dommages de nature décennale, conformément au contrat d’assurance. Il énonce en ces termes :

« L’assureur qui a payé l’indemnité d’assurance est subrogé, jusqu’à concurrence de cette indemnité, dans les droits et actions de l’assuré contre les tiers qui, par leur fait, ont causé le dommage ayant donné lieu à la responsabilité de l’assureur. » (c. assur., art. L. 121-12).

Le législateur a ce faisant consacré un mécanisme de subrogation personnelle de plein droit (JCl. Responsabilité civile et Assurances, « Assurances terrestres. – Assurance construction. – Assurance dommages », Lexis Nexis, fasc. 540-20, nᵒˢ 65 et s., Simone-Claire Chétivaux).

Ce mécanisme s’enclenche « immédiatement », par le seul fait, pour l’assureur, de verser une indemnité d’assurance (à l’assuré en principe, mais pas seulement, voy. not. C.E., 22 oct. 2014, nᵒ 362635, Société de transports de l’agglomération de Montpelier ; plus largement, sur ces questions, voy. JCl. Contrats et Marchés publics, Lexis Nexis, « Responsabilité décennale dans les marchés publics de travaux », fasc. 175, Arnaud Galland). Selon ce principe, « en application des dispositions de l’article L. 121-12 du code des assurances, l’assureur, dès le versement à son assuré d’une indemnité d’assurance, est subrogé dans les droits et actions de ce dernier, à concurrence de la somme versée » (C.E., 22 févr. 2010, nᵒ 330395, Société Thermaflex France ; C.E., 2 juill. 1975, nᵒ 78883, Compagnie La Protectrice).

Le jugement du tribunal administratif de Poitiers ici commenté suit la logique développée par la jurisprudence du Conseil d’État en ce qui concerne la subrogation de l’assureur dommages-ouvrage. Il adapte la ligne jurisprudentielle de la Haute juridiction au cas, un peu spécifique, que lui présentent les justiciables.

Le raisonnement du tribunal se divise schématiquement en deux branches.

D’une part, le recours subrogatoire de l’assureur dommages-ouvrage trouve une limite dans le montant de la somme versée au titre de l’indemnisation du maître d’ouvrage. Le Conseil d’État a dernièrement réaffirmé, et surtout précisé, cette règle selon laquelle « [s]aisi d’un recours subrogatoire exercé par l’assureur subrogé dans les droits de son assuré contre le tiers débiteur, il revient au juge, si les conditions d’engagement de la responsabilité du tiers débiteur sont remplies, de déterminer le droit à réparation de l’assuré, avant de déterminer les droits de l’assureur subrogé, qui ne peuvent excéder le montant de l’indemnité d’assurance qu’il a versée à son assuré » (C.E., 12 avr. 2023, nᵒ 463881, Société Sma : Lebon T., cons. 5).

La seconde partie du développement, d’autre part, repose sur l’idée que l’assureur dommages-ouvrage est immédiatement subrogé à l’instant où il verse l’indemnité de réparation du dommage, mais jamais avant. Ensuite, « il est loisible [à l’assureur] de choisir le moment auquel il entend exercer ce droit à subrogation » (C.E., 22 févr. 2010, nᵒ 330395, Société Thermaflex France). L’assureur qui prétend être subrogé dans les droits de son assuré se doit d’apporter la preuve qu’il a versé à celui-ci une indemnité d’assurance, par tout moyen. Cependant, il doit, pour prétendre à cette subrogation, apporter cette preuve avant la clôture de l’instruction (C.E., 3 oct. 2008, nᵒ 291414, Société Alingina : Lebon T.). L’appréciation du juge sur la subrogation de l’assureur dommages-ouvrage se fige au moment de la clôture de l’instruction ; passé cette date, le juge chaussera des œillères pour apprécier la situation qui se présente devant lui.

La solution rendue par le tribunal administratif de Poitiers dans son jugement du 13 février 2024 opère donc une application sage et fidèle de la jurisprudence du Conseil d’État. La société XXX — l’assureur dommages-ouvrage — ne pouvait pas, dans le même temps, avoir refusé d’indemniser la communauté de communes et être subrogé dans les droits de cette dernière.

L’office du juge du plein contentieux empêche en effet qu’un assureur dommages-ouvrage, dans une seule instance, s’oppose à l’indemnisation d’un maître d’ouvrage, à titre principal, (ne serait-ce que par le maintien de son refus de l’indemniser) et demande, à titre subsidiaire, à être subrogé dans ses droits s’il était condamné à indemniser le maître d’ouvrage dans cette instance. Comme l’écrivait Nicolas Boulouis, ces conclusions sont en quelque sorte exclusives l’une de l’autre (la configuration contentieuse différait légèrement de celle de l’espèce, Nicolas Boulouis, « Par quels moyens l’assureur d’une personne publique peut-il établir avoir versé une indemnité à son assuré », concl. C.E., 3 oct. 2008, nᵒ 291414, Société Albingina, B.J.C.P. 2008, p. 417).

Revenons à une règle simple, qui précède et résume tout ce raisonnement : la réalité de la subrogation de l’assureur s’apprécie au jour de la clôture de l’instruction de l’instance dans laquelle le juge statuera sur la demande indemnitaire de l’assureur subrogé dans les droits de l’assuré. S’il n’a pas encore versé l’indemnité d’assurance, l’assureur n’est pas subrogé dans les droits de l’assureur (le juge civil ne dit pas autre chose, voy. Cass. 3ᵉ civ., 9 juill. 2003, n 02-10.270 : Bull. civ. ɪɪɪ, nᵒ 144 ; Cass. 3ᵉ civ., 30 janv. 2008, nᵒ 06-19.100 ; Cass. 3ᵉ civ., 1ᵉʳ oct. 2020, nᵒ 19-19.305).

Le juge prétend qu’il ne peut pas se placer dans le futur (celui où il condamne l’assureur à indemniser son assuré), qu’il estime hypothétique par définition, pour statuer sur une demande formulée devant lui.

Le raisonnement ne manque pas de pertinence. En revanche, à notre connaissance, le Conseil d’État n’a jamais eu à se prononcer spécifiquement sur ce point. Le débat reste par conséquent ouvert.

Ce jugement montre encore une fois avec quelle prudence le juge de l’administration, comme d’ailleurs tout juge, choisis la date à laquelle il se place pour apprécier les faits d’une espèce, et ce même lorsqu’il revêt les habits du juge de plein contentieux (le juge administratif ne fait en l’occurrence pas œuvre d’originalité par rapport au juge judiciaire, en ce sens not. Sabine Bertolaso, « Assiette du recours subrogatoire de l’assureur dommages-ouvrage », note sous C.E., 12 avr. 2023, nᵒ 463881, Société Sma, Resp. civ. et assur. 2023, nᵒ 6, comm. 170). Ce dernier juge peut porter sur les faits que les parties lui soumettent un regard rétroactif et souvent contemporain, mais il refuser d’adopter une posture un tant soit peu anticipative. La situation de fait se fige un jour, par principe avant que le juge ne statue ; ici elle se fige au jour de la clôture de l’instruction (en dépit de la règle selon laquelle le juge de plein contentieux statue au présent, c’est-à-dire au jour de la lecture du jugement, C.E., sect., 19 nov. 1993, nᵒ 100288, Mˡˡᵉ Brutus : Lebon, p. 326 et David Bailleul, L’efficacité comparée des recours pour excès de pouvoir et de plein contentieux objectif en droit public français, 2002, L.G.D.J., coll. « Bibliothèque de droit public », p. 237, nᵒ 234).

Cabinet Coudray Publié le 02/01/2025 dans # Veille juridique