Article rédigé par Jean-Eric CORILLION, Avocat senior et Guillaume LE TORTOREC, Alternant au Cabinet Coudray UrbanLaw
Dans une décision récente n° 472476 du 3 avril 2024, le Conseil d’État a apporté des éclaircissements sur la question de la requalification des baux en marchés publics. Cette question se pose lorsque les acheteurs publics, comme un centre hospitalier au cas d’espèce, ont une influence déterminante sur la conception d’un ouvrage.
Le contrat en question était un bail en l’état futur d’achèvement (BEFA) conclu entre un centre hospitalier et une SCI. Ce contrat prévoyait la location de deux bâtiments existants et d’un nouveau bâtiment à construire pour une durée de quinze ans, avec une option d’achat après la douzième année.
La question était de savoir si ce contrat pouvait être requalifié en marché public de travaux, ce qui aurait rendu le contrat illégal à divers titres. Le Conseil d’État a répondu par l’affirmative, estimant que le centre hospitalier avait exercé une influence déterminante sur la conception de l’ouvrage.
Le Conseil d’État a précisé que cette influence déterminante peut être établie lorsque l’influence est exercée sur la structure architecturale du bâtiment, telle que sa dimension, ses murs extérieurs et ses murs porteurs.
En revanche, les demandes de l’acheteur concernant les aménagements intérieurs ne peuvent être considérées comme démontrant une influence déterminante que si elles se distinguent par leur spécificité ou leur ampleur.
Voir en ce sens :
« 4. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond, en particulier du contrat en litige, de la notice descriptive sommaire et du cahier des prestations techniques d’aménagement et de livraison qui lui sont annexés, ainsi que de la lettre du 18 mai 2017 que le centre hospitalier a adressé à France domaine, que tant l’aménagement du bâtiment existant A que la construction et l’aménagement du nouveau bâtiment C répondent aux besoins exprimés par le centre hospitalier, visant à regrouper ses activités ambulatoires de psychiatrie infanto-juvénile ainsi que le centre d’accueil thérapeutique à temps partiel et les hôpitaux de jours consacrés à l’accueil d’enfants de moins de 12 ans, et aux exigences spécifiques qu’il a fixées relatives, d’une part, à l’implantation du nouveau bâtiment C dans la continuité du bâtiment A, d’autre part, aux nombreux aménagements intérieurs des bâtiments A et C nécessaires aux activités thérapeutiques spécifiques devant s’y dérouler. En jugeant qu’un tel contrat, dénommé par les parties ” bail en l’état futur d’achèvement “, constitue, en application des dispositions des articles 4 et 5 de l’ordonnance du 23 juillet 2015 citées au point 3, un marché public de travaux dès lors que l’ouvrage répondait aux besoins exprimés par le centre hospitalier, estimant nécessairement qu’il avait exercé une influence déterminante sur la conception de cet ouvrage, la cour administrative d’appel de Marseille, qui n’a relevé qu’à titre surabondant l’existence d’une clause d’option d’achat, n’a pas commis d’erreur de droit ni inexactement qualifié les faits de l’espèce ».
Cette interprétation reprend celle de la Cour de justice de l’Union européenne, transposée pour la première fois de façon si claire dans la jurisprudence nationale (Voir notamment : CJUE, 22 avril 2021, Commission c. Autriche, n° C-537/19, § 53).
Concernant l’illicéité d’une clause de paiement différé et sa portée sur la validité du contrat, le Conseil d’État tire simplement les conséquences de ses constatations.
En effet, la requalification du contrat de bail en l’état futur d’achèvement en marché public de travaux implique nécessairement l’application de l’article L2191-5 du code de la commande publique précisant que « l’insertion de toute clause de paiement différé est interdite dans les marchés publics passés par l’État, ses établissements publics, les collectivités territoriales et leurs établissements publics ». Cette clause étant indivisible du contrat, ce dernier doit être annulé.
Cette décision est importante car elle précise les critères de requalification des baux en marchés publics. Elle rappelle également que certaines clauses contraires au droit de la commande publique peuvent rendre le contenu d’un contrat illicite, comme c’était le cas ici pour la clause de paiement différé indivisible du reste du contrat.
En somme, cette décision du Conseil d’État apporte une précision bienvenue pour les praticiens du droit public et contribue à une meilleure compréhension de la frontière entre les contrats de gré à gré et le champ de la commande publique.
Elle souligne l’importance de la qualification juridique des contrats et les conséquences potentiellement lourdes d’une requalification en marché public : annulation du contrat et risque pénal lié à la méconnaissance des règles de la commande publique.
CE, 3 avril 2024, SCI Victor Hugo, n° 472476