28mars 2023

Chronique d'une mort annoncée ou vers un difficile équilibre des intérêts ?

Traditionnellement, l’accès au juge de la légalité est présenté comme assez aisé (absence du ministère d’avocat dans de nombreux domaines, facilité de la procédure…) et efficace (obtention de l’annulation d’une décision administrative).

Toutefois, depuis plusieurs années, cette vision est mise à mal concernant le contentieux de la légalité des autorisations d’urbanisme.

En effet, législateur, pouvoir réglementaire mais aussi juge administratif ont progressivement introduit des mécanismes qui, soit réduisent l’accès aux prétoires, soit limitent dratsiquement l’effectivité du recours introduit.

Ce qui ne manque pas d’interroger, d’une part, sur l’apparition d’un contentieux administratif spécial en matière d’autorisations d’urbanisme et, d’autre part, sur l’avenir de ce contentieux dont l’accès est de plus en plus verrouillé.

1. Votée il y a près de trente ans, la loi Bosson était présentée – déjà, à cette époque – comme un premier infléchissement du contentieux de l’urbanisme visant à accélérer les projets de construction[1].

Depuis, législateur et pouvoir réglementaire n’ont eu de cesse d’intervenir, conduisant certains auteurs à s’interroger – il y a déjà presque 10 ans – sur l’apparition d’un contentieux administratif spécial de l’urbanisme[2].

Et ce mouvement tend à se renforcer, ainsi qu’en témoigne le décret n° 2022-929 du 24 juin 2022 pérennisant le dispositif de l’article R. 811-1-1 du Code de justice administrative, faisant entrer dans son champ d’application de nouveaux projets et étendant le délai de jugement de 10 mois à de nouvelles opérations (C. urb., art. R. 600-6)[3].

2. Au reste, le juge administratif s’est pleinement emparé de ces nouveaux outils, voire n’hésite pas à aller au-delà.

Dans ce contexte, l’accès au prétoire est de plus en plus délicat avec des résultats parfois limités, ainsi que le constatent praticiens et auteurs depuis plusieurs années[4].

3. En effet, de nombreux mécanismes ont été mis en place, d’une part, pour limiter les recours contentieux (1) et, d’autre part, pour accélérer leur traitement – au détriment du justiciable – ainsi que pour réduire les annulations (2).

Cela alors même qu’il est avéré que les recours dilatoires n’étaient que le fait d’une infime partie des requérants.

En ce sens, dès 2013, dans son étude, Renaud Thiele[5], s’il reconnaissait que l’importance du phénomène des recours abusifs (ou « bloquants » pour reprendre ses termes) ne pouvait être niée, relevait également qu’il s’agissait d’un « phénomène concentré », au regard des adresses de domiciliation des auteurs, de leur identité ou bien encore du registre du commerce[6].

I- Des prétoires de plus en plus inaccessibles

Progressivement, les requérants ont vu l’accès au juge se refermer, en raison d’un intérêt à agir de plus en plus restrictif (A) mais aussi face à la menace financière brandie par les promoteurs (B).

A- La restriction de l’intérêt à agir comme premier obstacle

4. Initialement, l’intérêt à agir en matière de recours contre les autorisations d’urbanisme relevait de l’appréciation classique, permettant ainsi une large ouverture des prétoires.

Sans refaire la chronologie, on rappellera les restrictions les plus récentes.

5. S’agissant d’abord, des associations, l’article L. 600-1-1 du Code de l’urbanisme, dans sa version issue de la loi n° 2018-1021 du 23 novembre 2018 portant Évolution du logement, de l’aménagement et du numérique (Élan), conditionne la recevabilité de leurs recours au dépôt de leurs statuts en préfecture « au moins un an avant l’affichage en mairie de la demande du pétitionnaire ».

Il est particulièrement intéressant de noter que le législateur a retenu le critère de l’affichage en mairie et non, par exemple, l’affichage de l’autorisation au droit du terrain.

Ce qui signe donc, dans la pratique, la fin des recours formés par les associations de riverains qui se constituaient spécialement pour s’opposer à un projet, sans que leurs recours, qui permettaient une mutualisation des moyens, soient nécessairement dilatoires ou abusifs.

En effet, on peut difficilement imaginer que des riverains – particulièrement dans les métropoles – s’associent de manière préventive.

Et plus largement, il est vraisemblable qu’ils hésiteront à agir en leur seul nom, dès lors que leur responsabilité pourra être recherchée de manière individuelle.

Au nom de la sécurité juridique et de la prévention des recours abusifs, le Conseil constitutionnel a jugé ces dispositions conformes à la Constitution[7].

6. Ensuite, les requérants autres que les associations ont également vu leur intérêt à agir se resserrer de manière drastique.

Derechef, sans refaire une chronologie complète, on rappellera que la première restriction est apparue avec l’ordonnance n° 2013-638[8] qui a conditionné la recevabilité des requérants autres que les associations au fait que le projet soit « de nature à affecter directement les conditions d’occupation, d’utilisation ou de jouissance du bien », peu importe que les nuisances soient certaines[9].

Si ce texte n’a fait qu’entériner l’état de la jurisprudence, l’application qu’en a faite le juge administratif a conduit à ne reconnaître d’intérêt à agir qu’au voisin immédiat du projet.

7. Certes, dans son arrêt Bartolomei[10], le Conseil d’État a-t-il posé une présomption d’intérêt à agir pour le voisin immédiat, c’est-à-dire celui qui jouxte le projet ou qui est situé en face de ce dernier.

Ce qui peut se traduire comme un échec de la vision restrictive de l’intérêt à agir posée par l’article L. 600-1-2 du Code de l’urbanisme.

8. Mais cette présomption n’est pas irréfragable.

Par exemple, il a été admis que ne disposait pas d’un intérêt à agir le voisin dont la propriété est séparée du terrain d’assiette du projet par une haie bocagère dès lors qu’il n’est pas établi qu’il disposerait d’une vue sur le projet (deux maisons d’habitation, en l’espèce)[11].

Plus encore, il est de plus en plus difficile pour le requérant non voisin immédiat de justifier d’un intérêt lui donnant qualité pour agir.

En ce sens, les juges du Palais Royal ont écarté l’intérêt à agir du requérant, situé à 2 kilomètres du projet, pourtant visible depuis l’étage de sa propriété[12].

De même, ne dispose pas d’intérêt lui donnant qualité à agir le requérant dont la propriété, « située dans un secteur demeuré à l’état naturel, est séparée de celle des bénéficiaires du permis par une parcelle longue de 67 mètres et que sa maison est distante d’environ 200 mètres de la maison d’habitation dont la construction est autorisée par ce permis », alors même « que les boisements présents sur les terrains en cause ne suffisent pas pour “occulter toute vue et tout bruit” entre le terrain d’assiette de la construction et la propriété du requérant et que celui-ci indique avoir acquis cette propriété en raison de l’absence de voisinage »[13].

Et il en va de même pour le voisin situé à 200 et 150 mètres qui se borne à faire état des nuisances engendrées par le projet[14].

9. En outre, en cas de recours formé à l’encontre du permis de construire modificatif, sans qu’ait été préalablement attaqué le permis de construire initial, l’appréciation de l’intérêt à agir s’opérera au regard du seul objet des modifications[15].

Il ressort de la jurisprudence que le juge semble admettre l’intérêt à agir contre l’autorisation modificative si les évolutions changent la conception générale du projet ou bien encore son implantation et sa surface.

Tel n’est pas le cas de l’agrandissement d’un sous-sol, de la suppression d’arbres et d’une augmentation « modeste » de la hauteur qui « ne sont pas susceptibles d’affecter directement les conditions d’occupation, d’utilisation ou de jouissance » du bien du voisin immédiat[16].

En admettant de manière parcimonieuse l’intérêt à agir, sous la réserve du cas particulier du « voisin immédiat », tant le pouvoir réglementaire que le juge administratif œuvrent pour rendre l’accès au juge de plus en plus difficile.

Au reste, si le requérant passe ce premier filtre, il n’en demeure pas moins exposé à la menace d’une action indemnitaire.

 

B- Un accès au prétoire sous la menace de sanction

10. L’exercice effectif du droit au recours, droit fondamental par excellence, suppose qu’il puisse être mis en œuvre, si ce n’est de manière sereine au moins en l’absence de toute pression.

Or les praticiens ne l’ignorent pas, les professionnels de l’immobilier n’hésitent pas à brandir mais aussi à faire usage de la menace financière afin d’intimider tout – potentiel – requérant.

Ainsi est-il assez fréquent de voir les promoteurs délivrer des assignations pour recours abusifs aux requérants et aux termes desquelles des sommes pouvant aller jusqu’à plusieurs millions d’euros sont sollicitées.

Ce qui ne manque pas ni d’effrayer ni de décourager.

11. Et la rédaction de l’article L. 600-7 du Code de l’urbanisme, dans sa version issue de la loi ELAN[17], ne manque pas d’encourager de telles pratiques.

Ainsi, désormais, n’est-il plus exigé que le recours, d’une part, excède « la défense des intérêts légitimes du requérant » et, d’autre part, cause un « préjudice excessif ».

La nouvelle rédaction tend manifestement à encourager les demandes indemnitaires, mais également à lever les difficultés de mise en œuvre rencontrées par le juge.

En effet, la rédaction initiale qui imposait un préjudice excessif et une demande excédant la défense des intérêts légitimes a conduit le juge administratif à écarter quasi-systématiquement toutes les demandes reconventionnelles présentées au titre de l’article L. 600-7 du Code de l’urbanisme.

Et lorsqu’il les admettait, le juge administratif se montrait peu généreux.

Il s’en inférait que les promoteurs ont eu peu recours à cette possibilité et ont préféré se tourner vers le juge judiciaire.

Ce qui, d’ailleurs, a été rappelé par Christine Maugüe dans son rapport rendu le 11 janvier 2018, soit près de 5 ans après l’introduction de l’article précité, qui relevait que « seuls trois jugements de tribunaux administratifs en ont fait une application positive, dont un seul pour un montant un peu significatif »[18].

12. Néanmoins, il semblerait que le juge administratif fasse une application mesurée de ces nouvelles dispositions.

Ainsi et sans surprise, rejette-t-il toute demande dès lors que le requérant dispose d’un intérêt lui donnant qualité pour agir[19] ou bien encore s’il s’avère que le permis de construire est illégal[20].

À l’inverse – et également sans surprise – le juge estime que « la demande présentée par l’association, entachée de nombreuses irrecevabilités et excédant notamment son objet social, [qui]a, en outre, été présentée après un rejet confirmé en appel également pour irrecevabilité d’un précédent recours formé contre un premier permis d’aménager » doit être regardée comme traduisant un comportement abusif[21].

On notera, cependant, que dans cette instance, la somme allouée était relativement faible (3 000 € au titre du seul préjudice moral).

13. De façon surprenante, certaines juridictions ont maintenu les anciens critères[22].

Mais il semblerait, au regard des décisions plus récentes, notamment de ces mêmes juridictions, que cela ne soit plus le cas ou, à tout le moins, que cela ait vocation à demeurer marginal.

14. Bien que le juge semble se montrer toujours prudent dans l’application de l’article L. 600-7 du Code de l’urbanisme, la menace financière ne doit pas être minimisée.

D’une part, l’on ignore l’application qui pourra en être faite dans le futur par les juridictions administratives.

D’autre part, avertis de la parcimonie du juge administratif à accueillir favorablement les demandes reconventionnelles, les professionnels de l’immobilier n’hésiteront pas, en l’absence de compétence exclusive posée par le Code de l’urbanisme[23], à saisir le juge judiciaire, plus bienveillant, sur le fondement des dispositions de l’article 1240 du Code civil.

Au final, l’accès au juge n’est plus aussi facile qu’à l’époque du professeur Léon Duguit[24].

Plus encore, en matière d’autorisation d’urbanisme, le recours pour excès de pouvoir ne présente plus la facilité qu’il louait. De même qu’il ne constitue plus la « sanction efficace du principe de légalité ».

 

II- Accélérer les contentieux et limiter les annulations

Une fois devant le juge administratif, le requérant se trouve confronté à deux difficultés : la gestion du temps (1) et la relativité de la légalité (2).

A- Le temps contre les requérants

15. « Time is money » («Le temps c’est de l’argent») affirmait, déjà, le père fondateur Benjamin Franklin, en 1748.

Force est de constater que plusieurs siècles plus tard, le contentieux des autorisations d’urbanisme se fait l’écho de cette préoccupation, en encadrant strictement la temporalité des actions contentieuses afin de les écourter.

Ce qui, par voie de conséquence, facilite les projets et donc les profits.

16. Un des premiers outils – et chausse-trappe pour le non-initié – est le mécanisme de cristallisation des moyens.

Introduite par le décret n° 2018-617[25] et prévue à l’article R. 600-5 du Code de l’urbanisme, la cristallisation fait obstacle à ce que le requérant invoque de nouveaux moyens « passé un délai de deux mois à compter de la communication aux parties du premier mémoire en défense » (C. urb., art. R. 600-5).

Ce mécanisme a, par ailleurs, été étendu, par le pouvoir réglementaire, aux permis de construire modificatifs et aux permis de construire de régularisation[26] et par le Conseil d’État au jugement avant-dire droit, peu importe que le délai de recours à l’encontre de ce jugement avant-dire droit ne soit pas expiré[27].

De même trouve-t-il à jouer en cas de permis de construire valant autorisation d’exploitation commerciale[28].

Pour être parfaitement exhaustif, on relèvera que c’est également dans ce même délai que doit être introduit un éventuel référé-suspension[29].

Le risque est donc fort qu’un requérant peu averti, par inadvertance et en l’absence de commencement des travaux, se ferme la porte de cette procédure d’urgence et donc se prive de la possibilité d’obtenir la suspension de l’autorisation attaquée.

17. Plus radical et interrogeant, derechef, sur l’effectivité du droit au recours, la suppression de l’appel dans des matières qui ne cessent de s’étendre constitue un autre outil efficace pour compresser les délais du contentieux.

D’application provisoire, l’article R. 811-1-1 du Code de justice administrative n’a eu de cesse d’être pérennisé et de voir son champ d’application étendu.

Si, à l’origine, seuls étaient concernés « les recours contre les permis de construire ou de démolir un bâtiment à usage principal d’habitation ou contre les permis d’aménager un lotissement lorsque le bâtiment ou le lotissement est implanté en tout ou partie sur le territoire d’une des communes mentionnées à l’article 232 du code général des impôts »[30], de plus en plus d’opérations sont entrées dans son giron.

Tel est le cas « des autorisations et actes afférents aux opérations d’urbanisme et d’aménagement des jeux Olympiques et Paralympiques de 2024 mentionnées au 5° de l’article R. 311-2 »[31].

18. En outre, le décret du 24 juin 2022 portant modification du Code de justice administrative et du Code de l’urbanisme a procédé à une extension drastique des autorisations et opérations soustraites au contrôle du juge d’appel (décisions de non-opposition à une déclaration préalable autorisant un lotissement, décisions portant refus de ces autorisations ou opposition à déclaration préalable, actes de création ou de modification des zones d’aménagement concerté…) dès lors qu’elles sont localisées en zone tendue[32].

Au reste, dans un arrêt du 22 novembre 2022, le Conseil d’Etat a précisé que la suppression de l’appel concerne également les recours dirigés contre les décisions refusant de constater la péremption d’une autorisation de construire[33].

Ainsi, c’est tout un pan du contentieux des autorisations d’urbanisme qui se trouve soustrait au double degré de juridiction[34].

19. Sur ce point, il est, cependant, important de relever que le Conseil supérieur des TA-CAA avait émis un avis défavorable sur le projet de décret étendant la suppression du double degré de juridiction, lors de sa séance du 26 avril 2022[35].

20. La compétence en premier et dernier ressort des cours administratives d’appel pour les recours formés à l’encontre des permis de construire valant autorisation d’exploitation commerciale (C. urb., art. R. 311-3) est aussi un levier d’accélération du contentieux.

Si cette mesure peut paraître anecdotique au regard de la spécificité de la matière, il faut, néanmoins, souligner qu’elle s’applique indifféremment que le recours émane d’un concurrent ou d’un riverain.

21. Enfin, il convient d’évoquer l’obligation faite au juge de statuer dans un délai de 10 mois sur certaines demandes, dont la liste, elle aussi, ne cesse de s’allonger[36].

Si cette obligation ne pèse pas sur le requérant, elle impacte indéniablement la qualité de la justice et donc l’effectivité du recours.

En enfermant la durée du procès au profit de certains contentieux ciblés, le pouvoir réglementaire, d’une part, appauvrit la richesse des débats – même écrits – et, d’autre part, crée un effet d’éviction au détriment des autres dossiers.

En effet, mécaniquement, le fait de prioriser des dossiers – dont le nombre ne cesse d’augmenter – conduit à laisser en attente les autres.

Ainsi, l’USMA n’a pas manqué d’alerter sur les effets négatifs de l’extension du délai de jugement de 10 mois par le décret du 24 juin 2022.

Elle note que « l’extension aggravera encore le phénomène d’éviction, déjà cumulatif d’année en année »[37].

Ce qui n’a pas fait reculer le gouvernement…

 

B- Une légalité toute relative

22. René CHAPUS, dans son ouvrage Droit du contentieux administratif, notait que la nature du recours pour excès de pouvoir (un procès fait à un acte) entraînait une solution radicale : si la décision est illégale, « seule cette annulation est prononcée »[38].

Mais cette affirmation est fortement mise à mal au regard de l’évolution du contentieux des autorisations d’urbanisme.

23. Ainsi, le requérant se trouve-t-il, aujourd’hui, de plus en plus confronté à une illégalité toute relative.

Autrement posé, tout vice n’entraîne pas l’annulation de l’autorisation d’urbanisme.

24. En ce sens, il est, désormais, largement admis que, sur le fondement de l’article L. 600-5-1 du Code de l’urbanisme, un permis de construire de régularisation intervienne et ce quelle que soit l’irrégularité relevée (partie divisible ou non du projet, vice de procédure, règle de fond).

Et le permis de régularisation est une arme radicale pour vider le contentieux des autorisations d’urbanisme dès lors qu’il peut modifier l’économie générale du projet avec pour seule limite de ne pas en changer la nature.

Ainsi dans son avis du 2 octobre 2020, le Conseil d’État a expressément indiqué qu’une régularisation est possible « même si cette régularisation implique de revoir l’économie générale du projet en cause, dès lors que les règles d’urbanisme en vigueur à la date à laquelle le juge statue permettent une mesure de régularisation qui n’implique pas d’apporter à ce projet un bouleversement tel qu’il en changerait la nature même »[39].

Sur ce point, les conclusions du rapporteur public sous cet avis sont particulièrement éclairantes. À grands traits, dès lors que les modifications permettent de maintenir un lien avec le permis initial, elles relèveront de la régularisation[40].

25. En outre, pour être parfaitement complet, il est important de préciser que le mécanisme de la régularisation de l’article L. 600-5-1 du Code de l’urbanisme n’est pas exclusif de l’annulation partielle prévue par l’article L. 600-5 de ce même code[41].

Il convient de souligner que les conclusions du rapporteur public, sous cette décision, sont dépourvues de toute ambiguïté sur l’avenir du contentieux des autorisations d’urbanisme : « le fait que la plupart des contentieux d’urbanisme est désormais amenée à se solder par un rejet apparaît comme la conséquence directe et délibérée des modifications législatives intervenues au cours des dernières années, qui toutes ont eu pour but de sécuriser les droits à construire »[42].

26. Au reste, cette mort du contentieux des autorisations d’urbanisme ne cesse de progresser au regard de la récente jurisprudence du Conseil d’État qui a étendu le régime du permis de régularisation à celui du permis de construire modificatif, qui auparavant ne pouvait remettre en cause l’économie générale du projet[43].

Désormais cette contrainte appartient au passé, les juges du Palais Royal ayant considéré que « l’autorité compétente, saisie d’une demande en ce sens, peut délivrer au titulaire d’un permis de construire en cours de validité un permis modificatif, tant que la construction que ce permis autorise n’est pas achevée, dès lors que les modifications envisagées n’apportent pas à ce projet un bouleversement tel qu’il en changerait la nature même »[44].

Au final, donc, la seule distinction qui perdure entre régularisation et modification est que la première peut intervenir alors même que la construction est achevée, à l’inverse de la seconde qui ne peut être mise en œuvre le projet terminé.

27. Enfin, autre pas vers un contentieux de plus en plus moribond, lorsque par extraordinaire le requérant a obtenu l’annulation d’une autorisation, le juge admet qu’une régularisation intervienne à hauteur d’appel.

Tel est le sens de l’arrêt rendu par la cour administrative d’appel de Toulouse, aux termes duquel les juges toulousains ont relevé que « s’agissant des vices entachant le bienfondé du permis de construire, le juge doit se prononcer sur leur caractère régularisable au regard des règles d’urbanisme en vigueur à la date à laquelle il statue et constater, le cas échéant, qu’au regard de ces règles, le permis ne présente plus les vices dont il était entaché à la date de son édiction »[45].

28. Dans ces conditions, le juge administratif s’est largement fait l’écho des préoccupations du législateur qui tendent à faire du recours en excès de pouvoir contre une autorisation d’urbanisme un recours où l’illégalité de la décision administrative n’est que peu ou prou sanctionnée.

 

Conclusion.- Depuis plusieurs années, législateur, pouvoir exécutif et juge administratif ne cessent d’innover pour permettre au pétitionnaire de « sauver » son projet.

29. Si de telles interventions peuvent paraître justifiées au regard du poids de la construction dans l’économie française (1,4 million de salariés en équivalent temps plein en 2019, 332 milliards d’euros de chiffre d’affaires[46]), les restrictions à accéder à la juridiction administrative ne doivent pas conduire à faire pencher la balance de façon trop radicale du côté de la protection des intérêts strictement économiques en présence.

Aussi, cette tendance ne manque pas d’interroger.

30. D’une part, il est à craindre une perte de confiance en la justice de la part des administrés. En effet, comment appréhender l’accès au juge lorsqu’il est acquis que l’annulation ne sera pas prononcée, (presque) toute illégalité pouvant être corrigée ? Comment expliquer que, désormais, l’équation illégalité égale annulation soit remise quasi-systématiquement en cause ?

Au risque de paraître manichéen, voire simpliste, l’objet du recours en excès de pouvoir est bien de faire sortir de l’ordonnancement juridique un acte illégal. Or, en permettant des régularisations de plus en plus nombreuses, cela vide la consistance même de ce recours.

Et il est intéressant de souligner que cette tendance à vouloir « sauver » l’acte illégal fait tache d’huile au-delà du seul contentieux des autorisations d’urbanisme mais aussi du droit de l’urbanisme[47].

D’autre part, on peut s’interroger sur la légitimité d’éviter l’annulation d’autorisations illégales au nom de la rapidité et de l’efficacité d’un contentieux qui représente approximativement 5 à 7 % des requêtes devant les juridictions administratives[48].

31. Si les évolutions les plus récentes laissent à penser que le contentieux des autorisations d’urbanisme ne sera plus qu’une chimère, une vision plus optimiste serait d’espérer que le juge administratif déplace de nouveau le curseur, afin d’obtenir un équilibre entre les différents intérêts en jeu.■

 

[1] Ph. Benoit-Cattin, Le contentieux de l’urbanisme après la loi Bosson du 9 févr. 1994 : JCP N 1994, 100717.

[2] Ch. Debouy, Vingt ans de réformes depuis la loi Bosson : construction d’un contentieux administratif spécial de l’urbanisme ? : JCP A 2014, 2233.

[3] V. Farrugia, Décret n° 2022-929 du 24 juin 2022 : précision et extension des dérogations applicables à certains contentieux d’urbanisme : JCP A 2022, act. 478

[4] V. par ex. : A. Catherine, Les conséquences de la redéfinition restrictive de l’intérêt à agir en matière d’urbanisme : Constr.-Urb. 2016, n° 9, étude 11. – B. Hachem, Lettre ouverte à ceux qui souhaitent (encore) restreindre le droit au recours en matière d’urbanisme : JCP A 2018, 2185. – J-M. Février, Le droit au juge à l’épreuve de l’évolution du contentieux de l’urbanisme : JCP A 2019, 2182. – R. Noguellou, La réforme du contentieux de l’urbanisme : AJDA 2019, p. 107.

[5] Alors magistrat administratif au Tribunal administratif de Marseille.

[6] R. Thiele, Recours bloquants contre des projets immobiliers : l’expérience de la chambre de l’urbanisme du tribunal administratif de Marseille : BJDU 4/2013, p. 252.

[7] Cons. const., 1er avr. 2022, n° 2022-968 QPC, Assoc. La Sphinx. v. B. Hachem, La préoccupante indifférence du Conseil constitutionnel face aux atteintes au droit au recours en matière d’urbanisme, l’exemple des associations : JCP A 2022, 2342.

[8] Ord. n° 2013-638, 18 juill. 2013, relative au contentieux de l’urbanisme.

[9] V. par ex. CE, 5 févr. 2021, n° 439618, M.A. ou bien encore CAA Marseille, 19 avr. 2021, n° 19MA02513, A. et a.

[10] CE, 13 avr. 2016, n° 389798, M. Bartolomei : Lebon, p. 135. – Pour une application à un syndicat de copropriétaires, V. CE, 24 févr. 2021, n° 432096, Synd. des copropriétaires de la résidence La Dauphine.

[11] CAA Nantes, 9 juill. 2021, n° 20NT1399, D. et a.

[12] CE, 16 mai 2018, n° 408950, Sté PetT Technologie.

[13] CE, 18 mars 2019, n° 1803552, Cne Montségur-sur-Lauzon ; pour un commentaire, V. F. Polizzi, Va-t-on vers une restriction de l’intérêt à agir des voisins contre les autorisations d’urbanisme ? : JCP A 2019, 2167.

[14] CE, 27 janv. 2020, n° 423529, Sté Sodipaz et a. : Lebon T. ; JCP A 2020, act. 74.

[15] CE, 17 mars 2017, n° 396362, D.

[16] CAA Bordeaux, 23 nov. 2021, n° 19BX03396, G. – Dans le même sens, V. CAA Versailles, 12 mai 2021, n° 19VE00545, E. – À l’inverse et de façon assez surprenante, il a été jugé que disposent d’un intérêt à agir les requérants qui font valoir « un impact visuel du projet en raison de la modification de la clôture, qui ne comportera plus de haie, sur laquelle ils ont une vue directe ainsi que des troubles de stationnement sur la voie publique, provoqués par la suppression par le projet d’un certain nombre de places », CAA Douai, 1er juin 2021, n° 20DA00407, M. H. et a.

[17] « lorsque le droit de former un recours pour excès de pouvoir contre un permis de construire, de démolir ou d’aménager est mis en œuvre dans des conditions qui traduisent un comportement abusif de la part du requérant et qui causent un préjudice au bénéficiaire du permis, celui-ci peut demander, par un mémoire distinct, au juge administratif saisi du recours de condamner l’auteur de celui-ci à lui allouer des dommages et intérêts. La demande peut être présentée pour la première fois en appel ».

[18] Ch. Maugüe, Proposition pour un contentieux des autorisations d’urbanisme plus rapide et plus efficace : www.vie-publique.fr/rapport/37098-propositions-pour-un-contentieux-des-autorisations-durbanisme-plus-rapi.

[19] CAA Versailles, 23 janv. 2020, n° 17VE03713, Sté Piopiot.

[20] CAA Lyon, 28 juin 2022, n° 21LY02806, E. et a.

[21] Pour la confirmation d’une condamnation à hauteur de 3 000 €, V. CAA Versailles, 3 oct. 2019, n° 18VE01741, ACDH. – V. encore : CAA Paris, 3 oct. 2019, n° 17PA24045, Assoc. Contribuables 974.

[22] Pour des illustrations mobilisant la notion des « conditions excédant la défense de ses intérêts légitimes », V. CAA Lyon, 19 déc. 2019, n° 19LY00077, SELARL Cabinet Sebastien F. – CAA Lyon, CAA Lyon, 24 nov. 2020, n° 19LY04648, M.G.

[23] Sur la possibilité de saisir l’un des deux juges, V. Cass. 1re civ., 16 nov. 2016, n° 16-14.152, + B : « la cour d’appel a décidé, à bon droit, que cette disposition légale [art. L. 600-7 code de l’urbanisme] n’avait ni pour objet ni pour effet d’écarter la compétence de droit commun du juge judiciaire pour indemniser, sur le fondement de l’article 1382, devenu 1240 du code civil, le préjudice subi du fait d’un recours abusif ; que le moyen n’est pas fondé ».

[24] L. Duguit, Leçons de droit public général : De Boccard, 1926.

[25] D. 2018-617, 17 juill. 2018 : JO 17 juill. 2018.

[26] D. 2019-303, 10 avr. 2019 : JO 12 avr. 2019.

[27] CE, 24 juin 2022, n° 456348 : Lebon T. ; JCP A 2022, act. 447.

[28] CAA Nantes, 6 mai 2022, n°21NT00233 ; CAA Douai, 22 juin 2022, 20DA01562

[29] C. urb., art. L. 600-3 : « Un recours dirigé contre une décision de non-opposition à déclaration préalable ou contre un permis de construire, d’aménager ou de démolir ne peut être assorti d’une requête en référé suspension que jusqu’à l’expiration du délai fixé pour la cristallisation des moyens soulevés devant le juge saisi en premier ressort ».

[30] D. n° 2013-879, 1er oct. 2013: JO 2 oct. 2013.

[31] D. 2018-1249 26, déc. 2018 : JO 28 déc. 2018.

[32] D. n° 2022-929, 24 juin 2022 : JO 25 juin 2022.

[33]CE, 22 nov. 2002, n° 461869

[34] Sur le fait que près d’un tiers de la population serait concernée par cette exclusion, V. R. Radiguet, Restrictions des droits d’accès au juge par la procédure administrative contentieuse en droit de l’urbanisme : JCP A 2019, 2183.

[35] https://usma.fr/actualite/compte-rendu-du-csta-du-26-avril-2022/.

[36] D. n° 2022-929, 24 juin 2022 : JO 25 juin 2022.

[37] https://usma.fr/actualite/compte-rendu-du-csta-du-26-avril-2022/.

[38] R. Chapus, Droit du contentieux administratif : éd. Montchrestien, 12e éd., § 247, p. 219.

[39] CE, sect., avis, 2 oct. 2020, n° 438318, Lebon : JCP A 2020, act. 557 ; JCP A 2020, 2272.

[40] O. Fuchs, concl. ss CE, avis, 2 oct. 2020, n° 438318, M. B. : www.conseil-etat.fr/arianeweb/#/view-document/?storage = true.

[41] CE, 17 mars 2021, n° 436073 : Lebon T. ; JCP A 2021, 2168, comm. F. Polizzi

[42] M. Villette, concl. ss CE, 17 mars 2021, n° 436073, V. : www.conseil-etat.fr/arianeweb/#/view-document/?storage = true.

[43] CE, 1er oct. 2015, n° 374338, Cne Toulouse ; JCP A 2015, act. 829 ; JCP A 2015, 2377.

[44] CE, sect., 26 juill. 2022, n° 437765 ; JCP A 2022, act. 513 et 508 ; JCP A 2022, 2273, comm. F. Polizzi.

[45] CAA Toulouse, 12 mai 2022, n° 19TL01569, M. A.

[46] INSEE, Les entreprises en France, Insee Références, éd. 2021

[47] CE, 9 juill. 2021, n° 437634, Cne Grabel : Lebon p. 224 ; JCP A 2021, act. 476 ; JCP A 2021, 2304, note F. Polizzi.

[48] Conseil d’État, Rapport public – Activité juridictionnelle et consultative des juridictions administratives en 2021, p. 37.

Cabinet Coudray
Sophie LAPPRAND
Publié le 28/03/2023 dans # Publications