17janvier 2019

Le secret de la potion magique

Par Justine MOULAC

CE, 18 décembre 2017, Météo-France, n° 413527 ;

CAA de Bordeaux, 18 décembre 2018, n° 16BX00178.

Manifestement, le 18 décembre est un jour faste pour la jurisprudence sur le dialogue compétitif.

1) Zoom et tour d’horizum

Sous l’empire de l’article L. 1414-5 du code généralum des collectivités territorialum, et du reste, aujourd’hui encore, la procédure de dialogue compétitif (qui était – à l’époque d’Agecanonix – appelée procédure d’appel d’offres sur performance), est l’un des trois modes de sélection des candidats à l’attribution d’un contrat de partenariat.

C’est encore en reprenant les termes de l’ancien article 36 du Code des marchés publics, repris par l’article LXXU (75) du décretus du XXV Martius [1], qu’on la définit le mieux :

« La procédure de dialogue compétitif est une procédure dans laquelle le pouvoir adjudicateur conduit un dialogue avec les candidats admis à y participer en vue de définir ou de développer une ou plusieurs solutions de nature à répondre à ses besoins et sur la base de laquelle ou desquelles les participants au dialogue seront invités à remettre une offre. »

Il s’agit – encore aujourd’hui – d’une procédure exceptionnelle qui n’est envisageable que pour certaines catégories de contrat (contrats de partenariat notamment…). Ce caractère dérogatoire du dialogue compétitif justifie d’ailleurs la rigueur dont font preuves les magistrats dans l’appréciation de la complexité du projet (cf. plus loin dans le papyrus).

La détermination de l’objet du dialogue compétitif remue encore les méninges puisque la particularité de cette procédure a de nouveau été en discussion devant la Cour administrative d’appel de Bordeaux, cette dernière rappelant que

« l’objet du dialogue compétitif ne consiste pas à identifier les besoins mais les moyens propres à les satisfaire, ce qui implique que les besoins aient été au préalable précisément définis » (CAA de Bordeaux, 18 décembre 2018, n° 16BX00178).

Il ne s’agit pas d’engager une procédure de passation d’un marché public d’AMO, mais bien de dresser précisément les contours d’un besoin pour lequel la personne publique n’a – objectivement – aucune possibilité d’obtenir par elle-même des solutions techniques.

Avant l’entrée en vigueur du décretus du XXV Martius, cette procédure était limitée l’établissement d’une complexité qui pouvait correspondre à deux hypothèses (cf. article 36 du Code des marchés publics, grimoire à chiner en braderie) :

  • Le cas où le pouvoir adjudicateur n’est objectivement pas en mesure de définir seul et à l’avance les moyens techniques pouvant répondre à ses besoins,
  • Ou celui où le pouvoir adjudicateur n’est objectivement pas en mesure d’établir le montage juridique ou financier d’un projet.

Douze travaux plus tard, en l’an de grâce 2016 ap. J.C. et grâce au décretus du XXV Martius, six cas de figures peuvent désormais justifier la mise en œuvre d’un dialogue compétitif, dont les conditions de recours sont en fait alignées sur celles de la procédure concurrentielle avec négociation [2].

Joie dans les cœurs. Gracias Caïus Pupus.

Ah. Nous avons un appel. Un druide, Élisabeth Teissier m’indique que cet élargissement devrait entraîner une augmentation des dialogues compétitifs. Voyez-vous ça, formidable ! Profitons de cette expertise inattendue pour lui demander des précisions : « la complexité des projets sera-t-elle appréciée par les juridictions administratives de façon moins complexe Mme Teissier ? ».

Tous nos opérateurs sont en ligne, nous vous invitons à renouveler votre appel. Merci de votre compréhension.

Mince. Les astres sont absents. La question se pose pourtant.

Si cette ouverture des conditions de recours au dialogue compétitif devrait engendrer moins d’annulation (en ce que le décretus offre davantage de justifications possibles à tous les Abraracourcix de la commande publique) il n’est pas évident que la démonstration de la complexité du projet, condition toujours d’actualité aux termes du 4° de l’article 36 sus repris, soit d’appréciation moins stricte par les magistrats.

Un tour de cervoise arrosé de jurisprudence s’impose.

2) Dura lex sed lex

On disposait déjà de peu de jurisprudence sur le fondement de l’article 36 du Code des marchés publics, alors, pour ce qui est du décretus, on repassera.

Aussi, les éléments qui suivent concerneront essentiellement l’appréciation par les magistrats du caractère complexe d’un projet.

Comme lorsqu’il s’agit de tailler un joli menhir, ce n’est jamais une affaire évidente. Elle est contrôlée en cassation, et, partant, le Conseil d’État offre quelques occasions de s’illustrer.

Pour déterminer si la collectivité était objectivement en mesure, compte tenu de la complexité de son projet, de définir seule et à l’avance les moyens techniques répondant à ses besoins, « il convient de se placer à la date à laquelle elle a décidé de recourir au contrat » (CAA de Bordeaux, 15 septembre 2015, n° 15BX01208).

Ainsi, le Conseil d’État n’a pas jugé que la réalisation et la maintenance d’un hôtel de ville, l’aménagement de son parvis et la valorisation foncière de deux îlots voisins était un projet appelant de la part des candidats des solutions innovantes (CE, 5 juillet 2017, n° 401940).

De même, la construction de la « Cité de l’océan et du surf » ainsi que la rénovation et l’extension du « musée de la mer » à Biarritz n’ont pas été regardé comme présentant un degré de complexité justifiant le dialogue compétitif dès lors que la ville disposait en amont d’études détaillant les solutions techniques à mettre en œuvre (CE, 30 juillet 2014, n° 363007 : solution intéressante en ce qu’elle fixe que pour apprécier « la capacité objective de la personne publique à définir seule et à l’avance les moyens techniques permettant de répondre à ses besoins (…) il y a lieu de tenir compte de l’ensemble des études, même réalisées par des tiers, dont la personne publique dispose déjà à la date à laquelle elle décide de recourir au contrat de partenariat »).

En revanche, les projets suivants ont été jugés complexes :

  • Le remplacement des divers marchés d’assurances santé et prévoyance passés par des chambres de commerce et d’industrie au profit de leurs personnels par un régime unique (CE, 11 mars 2011, 364551, 364603) ;
  • La rénovation du réseau des kiosques à journaux parisiens (CE, 26 juin 2015, n° 389682) ;
  • La réalisation d’un « bâtiment à énergie positive » (BEPOS) d’une surface hors œuvre nette de 18 500 m² destiné à accueillir plus de 800 agents municipaux ainsi que du public (CAA de Bordeaux, 15 septembre 2015, n° 15BX01208).

En somme sur la complexité,

« la seule invocation de la complexité des procédés techniques à mettre en œuvre ne peut suffire à justifier légalement le recours au contrat de partenariat, en l’absence de circonstances particulières de nature à établir qu’il était impossible à la commune de définir, seule et à l’avance, les moyens techniques propres à satisfaire ses besoins » (CE, 30 juillet 2014, n° 363007).

Ce degré de complexité est apprécié concrètement par les juges, qui prennent en considération « les ressources matérielles et humaines de l’administration municipale » (cf. conclusions de M. Gilles Pellissier sous la décision n° 401940, du 5 juillet 2017, « Commune de La Teste-de-Buch »).

Les petites communes disposant de peu de moyen auraient donc moins de difficulté à justifier la mise en place d’un dialogue compétitif. Elles seraient ainsi les mieux placées pour initier des dialogues compétitifs sur des projets complexes, engageant pour cela une procédure souvent longue et couteuse. Moi, j’ai dit bizarre, comme c’est bizarre !

Ceci étant, abordons désormais quelques hypothèses de bagarre (à mon signal, formation tortue !).

3) Ave TA

Il y a de multiples hypothèses de contentieux (nous remercions une nouvelle fois Élisabeth Teissier pour cette belle analyse).

Dans le cas du dialogue compétitif, les risques contentieux sont exacerbés par l’importance des investissements engagés par les candidats malheureux.

Aussi, outre les litiges relatifs à la contestation du montant de leur prime, ils seront parfois enclins à contester l’attribution du contrat et à en demander l’annulation, ou à tout le moins la résiliation, et en toute hypothèse une indemnisation.

Des sesterces ! Des sesterces !

Le présent commentaire n’a pas vocation à effectuer une analyse détaillée de tous les « Tarn-et-Garonne » rendus en matière de dialogue compétitif.

Il se concentrera sur trois cas de figure :

  • 1. L’annulation ou la résiliation du contrat ;
  • 2. La demande d’indemnisation du candidat malheureux ;
  • 3. La demande indemnitaire d’une personne publique alléguant d’un manquement contractuel de son titulaire.

Scénario 3.1. : L’annulation ou la résiliation

L’irrégularité de la procédure de dialogue compétitif poursuivie pour la passation du contrat n’est pas régularisable.

« Le ciel ! Le ciel ! » BOUM.

Il appartient donc aux magistrats, après avoir vérifié que la décision ne portera pas une atteinte excessive à l’intérêt général, soit de prononcer la résiliation du contrat, le cas échéant avec un effet différé, soit, eu égard à une illégalité d’une particulière gravité, d’en prononcer l’annulation.

Il est souvent allégué, au titre de l’intérêt général s’opposant à la résiliation du marché public, des motifs économiques.

Une décision de résiliation peut engendrer des coûts pharaoniques pour la personne publique (indemnisation du préjudice causé au titulaire, son manque à gagner, ainsi que le coût de la conclusion d’un nouveau contrat pour les prestations restantes).

Monsieur Gilles Pellissier dans ses conclusions rendues sous la décision n° 401940, du 5 juillet 2017, « Commune de La Teste-de-Buch » souligne que les intérêts financiers ne doivent pas être exclus de l’intérêt général, position heureuse au vu de la situation actuelle des finances publiques locales.

Toutefois, il invite à la prudence sur ce point, rappelant que « toute résiliation a un coût pour la collectivité » qu’il est normal de lui faire supporter, au moins pour partie, lorsqu’elle a commis une faute.

En effet, établir un principe de proportion entre les conséquences financières de la résiliation et leur sanction, « aboutirait à conférer une forme d’impunité aux contrats les plus coûteux » (Monsieur Gilles Pellissier dans ses conclusions rendues sous la décision n° 401940, du 5 juillet 2017, « Commune de La Teste-de-Buch »).

Partant, il conclut :

« le coût financier de la résiliation peut donc être pris en considération dans l’appréciation de l’intérêt général, mais son poids sera toujours moindre que celui de la continuité du service public et dépendra toujours de la nature de l’illégalité commise, des circonstances dans lesquelles elle a été commise et de ses effets ».

Et, suivant ces conclusions, le Conseil d’État juge :

« 7. Considérant qu’il ne ressort pas des pièces du dossier soumis aux juges du fond, et qu’il n’a d’ailleurs pas été allégué par M.B…, que le choix erroné de la commune de recourir à la procédure du dialogue compétitif plutôt qu’à la procédure de l’appel d’offres ou à une procédure négociée aurait eu pour la collectivité des conséquences défavorables, sur le plan financier ou sur les conditions dans lesquelles il a été répondu aux besoins du service public ; que la commune de La Teste-de-Buch a, en revanche, fait valoir qu’en cas de résiliation, elle devrait verser à son cocontractant une indemnité, qu’elle évaluait à la somme de 29 millions d’euros en soulignant que le paiement de cette somme affecterait très sensiblement sa situation financière ; que, dans ces conditions, et eu égard à la nature de l’illégalité commise, en jugeant que la résiliation du contrat, même avec effet différé, ne portait pas une atteinte excessive à l’intérêt général, la cour administrative d’appel de Bordeaux a entaché son arrêt d’erreur de qualification juridique ; que la commune de La Teste-de-Buch est dès lors fondée à en demander l’annulation dans cette mesure ; » (CE, 5 juillet 2017, commune de La Teste-de-Buch, n° 401940).

Le marché est sauvé. La personne publique reprend des couleurs. Elle a Bonemine.

Scénario 3.2. : la condamnation indemnitaire

Fort de ce succès, Abraracourcix envisage la réalisation d’un oppidum sympatoche. Il estime son projet innovant et lance une procédure de dialogue compétitif.

Mais un forgeron évincé ne l’entend pas de cette oreille. Ca va chauffer.

Il soumet le choix de la procédure à l’appréciation d’un Tribunal administratif (oups, anachronisme) et la justification apportée par Abraracourcix ne convainc pas. Les juges estiment qu’il n’était pas compliqué de construire des fortifications avec du bois biodégradables. Oui, serpe. Enfin certes.

Les conditions permettant de recourir au dialogue compétitif ne sont donc pas remplies. Outre la question de la survie du marché, arrive celle du sonnant, du trébuchant.

Horreur. Malheur. C’est la, c’est la, c’est la… demande d’indemnisation.

Or, dans les procédures d’appel d’offres « classiques », le Conseil d’État estime que la circonstance que le candidat ait pu remettre une offre conforme à l’objet du marché empêche qu’il ait été lésé par le manquement dont il se prévaut (CE, 4 novembre 2009, 327948).

On ne va pas s’formaliser pour si peu.

Si, et pas qu’un peu, car – à l’instar de tous les avocats – le Conseil du forgeron évincé a plus d’un tour dans son amphore.

Partant, c’est fort et plein de vigueur que l’homme en robe enrobe sa plaidoirie de croustillants moyens et affirme au soutien de son forgeron de client : « Dites donc, ce n’est pas parce que Madame la société a pu remettre une offre finale que l’irrégularité du recours au dialogue compétitif n’est pas susceptible de l’avoir lésé ».

Élémentaire !

Le Conseil d’État juge ainsi

« qu’il appartient au juge des référés, (…), de rechercher si l’entreprise qui le saisit se prévaut de manquements qui, eu égard à leur portée et au stade de la procédure auquel ils se rapportent, sont susceptibles de l’avoir lésée ou risquent de la léser, fût-ce de façon indirecte en avantageant une entreprise concurrente ; qu’ainsi, le juge des référés du tribunal administratif de Nice, n’a pas commis d’erreur de droit en jugeant que le recours illégal par Météo-France à la procédure de dialogue compétitif était susceptible d’avoir lésé la société requérante, bien qu’elle ait participé à la procédure jusqu’à son terme, dès lors que l’établissement public avait effectivement dialogué avec les candidats sélectionnés à propos de l’identification et de la définition des moyens propres à satisfaire au mieux ses besoins et qu’il n’établissait pas qu’il aurait été à même de le faire dans les mêmes conditions s’il avait recouru à un appel d’offres » (CE, 18 décembre 2017, Météo-France, n° 413527).

Cette appréciation de la lésion d’un candidat évincé a encore été récemment confirmée par le Conseil d’État (CE, 19 novembre 2018, n° 413305).

Un forgeron évincé peut avoir été lésé, même s’il a participé à la procédure jusqu’à son terme.

Scénario 3.3. : la demande indemnitaire de la personne publique au titre d’un manquement contractuel du titulaire

Cette hypothèse est un tantinet plus originale. Une personne publique a engagé une procédure de dialogue compétitif pour l’attribution d’un marché public. Aucune entreprise évincée ne l’a contestée.

Et pour la collectivité hip hip hip ?

Le contrat s’exécute. Et les yeux, dans les yeux, et la main, dans la main, ils s’en vont… Mais non, CASUS BELLI !

Mon prestataire ne remplit plus les exigences de son marché. Grosse filou.

  • « Numérobis, tu as trois mois jour pour jour, top chronos ! »
  • « Viens me le dire de profil si t’es un homme ! »

L’entreprise ne cède pas. La collectivité déçue saisit le Tribunal afin d’être indemnisée du manquement contractuel dont elle a à pâtir.

Mais c’est Astérix et péril.

La juridiction fait la sourde oreille face aux doléances de la collectivité et met le doigt sur un dialogue de sourd : si la personne publique souffre aujourd’hui de prétendus manquements contractuels, c’est uniquement parce que son besoin était ab initio insuffisamment précis.

En conséquence, l’administration n’est pas fondée à soutenir que le groupement attributaire aurait méconnu ses obligations contractuelles (CAA de Bordeaux, 18 décembre 2018, n° 16BX00178).

On revient ici à la définition même du dialogue compétitif, dont l’objet n’est pas l’identification des besoins du pouvoir adjudicateur mais celle des moyens propres à les satisfaire.

Un sanglier peut en cacher un autre. Bonne année !

[1] Décret n° 2016-360 du 25 mars 2016 relatif aux marchés publics.

[2] Article 25 du décret n° 2016-360 du 25 mars 2016 relatif aux marchés publics : « II. – Les pouvoirs adjudicateurs peuvent utiliser la procédure concurrentielle avec négociation ou le dialogue compétitif dans les cas suivants : 1° Lorsque le besoin ne peut être satisfait sans adapter des solutions immédiatement disponibles ; 2° Lorsque le besoin consiste en une solution innovante. Sont innovants les travaux, fournitures ou services nouveaux ou sensiblement améliorés. Le caractère innovant peut consister dans la mise en œuvre de nouveaux procédés de production ou de construction, d’une nouvelle méthode de commercialisation ou d’une nouvelle méthode organisationnelle dans les pratiques, l’organisation du lieu de travail ou les relations extérieures de l’entreprise ; 3° Lorsque le marché public comporte des prestations de conception ; 4° Lorsque le marché public ne peut être attribué sans négociation préalable du fait de circonstances particulières liées à sa nature, à sa complexité ou au montage juridique et financier ou en raison des risques qui s’y rattachent ; 5° Lorsque le pouvoir adjudicateur n’est pas en mesure de définir les spécifications techniques avec une précision suffisante en se référant à une norme, une évaluation technique européenne, une spécification technique commune ou un référentiel technique ; 6° Lorsque, dans le cadre d’un appel d’offres, seules des offres irrégulières ou inacceptables, au sens de l’article 59, ont été présentées pour autant que les conditions initiales du marché public ne soient pas substantiellement modifiées. Le pouvoir adjudicateur n’est pas tenu de publier un avis de marché s’il ne fait participer à la procédure que le ou les soumissionnaires qui ont présenté des offres conformes aux exigences relatives aux délais et modalités formelles de l’appel d’offres. Toutefois, par dérogation aux dispositions du 2° du II de l’article 55, ne peuvent participer à la procédure que le ou les soumissionnaires ayant justifié au préalable ne pas être dans un cas d’interdiction de soumissionner et satisfaisant aux conditions de participation fixées par l’acheteur. »

Cabinet Coudray Publié le 17/01/2019 dans # Publications