Article rédigé par Marie SAULNIER, Avocat senior et François MARANI, Élève avocat au Cabinet Coudray
L’admission, par le juge administratif, du recours, par l’employeur, à des témoignages anonymes pour sanctionner ses agents fautifs n’est pas nouvelle. Une procédure disciplinaire n’est ainsi pas irrégulière au seul motif que « l’un des nombreux témoignages annexés à l’enquête administrative soit anonyme »[1] ou que pour juger le comportement d’un agent, le conseil de discipline se soit notamment « fondé sur treize témoignages anonymes »[2] pour autant que ces témoignages ont été soumis à un débat contradictoire par suite de leur jonction au rapport de saisine du conseil de discipline et que l’agent ait été mis à même d’en discuter la teneur.
Si dans certaines situations l’anonymat peut être la condition d’obtention de témoignages, cela n’est pas sans conséquence du point de vue des droits de la défense.
Sans bouleverser la jurisprudence antérieure, le Conseil d’État organise un équilibre entre droits de la défense et protection des témoins. Par son arrêt du 5 avril 2023, n°463028, la haute juridiction prolonge sa jurisprudence antérieure puisqu’elle consent à ce que l’employeur puisse effectivement « infliger à un agent une sanction sur le fondement de témoignages qu’elle a anonymisés ». Par-là la juridiction administrative admet que des poursuites disciplinaires puissent être exclusivement fondées sur des témoignages anonymes.
Toutefois, dans cette configuration, le Conseil d’État exige de l’administration « dans le cadre de l’instance contentieuse engagée par l’agent contre cette sanction et si ce dernier conteste l’authenticité des témoignages ou la véracité de leur contenu, de produire tous éléments permettant de démontrer que la qualité des témoins correspond à celle qu’elle allègue et tous éléments de nature à corroborer les faits relatés dans les témoignages ».
Face à ces témoignages anonymes, le Conseil d’État entend préserver et aménager les garanties de l’agent poursuivi. Comme un corolaire du droit, pour l’employeur public, de s’appuyer sur des témoignages anonymes, le droit, pour l’agent, de les discuter contradictoirement, s’en voit renforcé.
L’anonymat ne peut donc aboutir à la dénonciation calomnieuse, et l’agent poursuivi pourra produire d’autres témoignages pour se défendre. En écho à l’office du juge administratif chargé d’établir si une décision attaquée est fondée sur un motif discriminatoire[3], la « conviction du juge se détermine au vu de ces échanges contradictoires, qu’il peut compléter, en cas de doute, en ordonnant toute mesure d’instruction utile ». On le constate, la production de témoignages anonymes sans autres pièces, ne laissant pas les moyens à l’agent poursuivi de se défendre efficacement ne sera pas regardée comme satisfaisante par le juge administratif.
La solution d’espèce le confirme puisque le Conseil d’État ne s’est en effet pas satisfait d’une sanction uniquement basée sur des témoignages anonymes et une synthèse d’autres témoignages établis par un agent lui-même anonyme, sans que cette démarche n’apparaisse justifiée, et sans qu’ils ne soient corroborés par d’autres documents.
Ainsi, le recours à l’anonymat ne saurait qu’être exceptionnel, la règle demeurant la publicité de l’identité de ceux qui participeront à l’établissement des faits reprochés. Par ailleurs, l’anonymisation est subordonnée à la condition que « la communication de leur identité serait de nature à leur porter préjudice ». Un préjudice qui ne peut pas consister en un simple inconfort de côtoyer un collègue dont on aurait dénoncé les fautes.
En outre, ces témoignages doivent être, autant que faire se peut, corroborés par d’autres éléments de preuve ou d’autres témoignages qui ne sont pas anonymes. Les conclusions du rapporteur public sont, sur ce point, particulièrement éclairantes. Un lien est ainsi établi entre la valeur probante de témoignages anonymes et leur confirmation par d’autres éléments. De cette façon, les faits reprochés seront d’autant moins établis qu’ils ne reposent que sur ces témoignages anonymes, tandis que ces témoignages anonymes seront d’autant plus pris en compte par le juge s’ils sont complétés par d’autres éléments.
[1] CAA Lyon, 28 janvier 2021, n° 19LY02580.
[2] CAA Bordeaux, 8 juin 2021, n° 19BX01867.
[3] CE, Ass., 30 octobre 2009, n° 298348 : « que la conviction du juge, à qui il revient d’apprécier si la décision contestée devant lui a été ou non prise pour des motifs entachés de discrimination, se détermine au vu de ces échanges contradictoires ; qu’en cas de doute, il lui appartient de compléter ces échanges en ordonnant toute mesure d’instruction utile »