29mai 2024

Article rédigé par Guillaume GEFFROY, Avocat et Corentin BROZILLE, Stagiaire au Cabinet Coudray UrbanLaw

 

Note. sous Cass. 3e civ., 4 avr. 2024, no 22-18.509, M. F…_____________________________________________________________________

La Cour de cassation a précisé, dans une décision du 4 avril dernier, les conditions d’appréciation de la faute d’un géomètre-expert, dans sa mission d’établissement d’un projet immobilier compatible aux règles d’occupation des sols en vigueur.

Madame B… avait confié à Monsieur F…, géomètre-expert, la charge d’élaborer un projet immobilier, lequel avait pour objet la valorisation de terrains. Le contrat, plus précisément, chargeait ce dernier de la « mission de déposer un dossier de demande de permis de lotir et de créer six lots et d’assurer la maîtrise d’œuvre des travaux de viabilisation du lotissement jusqu’à la réception des ouvrages » (C.A. Rennes, 5 avr. 2022, no 21/05531). Reprochant au géomètre-expert des manquements à ses obligations contractuelles, Madame B… a résilié le contrat qui les liait et a, dès lors, refusé de payer ses honoraires.

Monsieur F… a, par la suite, assigné Madame B… au paiement de ses honoraires devant le juge civil.

Après un premier pourvoi en cassation (Cass. 3e civ., 10 juin 2021, no 10-10.021, cassation pour défaut de motifs), la cour d’appel de Rennes a reconnu la faute commise par Monsieur F… dans l’exécution de ses obligations. La cour condamne le géomètre-expert au paiement, à Madame B…, de la somme de 50 000 euros de dommages et intérêts, sur le fondement d’une faute commise par lui dans la réalisation de sa mission contractuelle. Dans le même temps, néanmoins, elle impose ici à Madame B… de payer à Monsieur F… la somme de 6 000 euros H.T., au titre de son mémoire d’honoraires, avec intérêts à taux légal.

Monsieur F… se pourvoi en cassation contre cet arrêt. Il conteste la décision du juge d’appel en ce que celle-ci aurait méconnu le sens de la mission que le contrat conclus avec Madame B… lui confiait.

La Cour de cassation annule la décision de la cour d’appel de Rennes, mais seulement en ce que cette dernière avait mal appliqué le principe de la réparation intégrale sans perte ni profit pour la victime. Sur le principe de la reconnaissance d’une faute contractuelle commise par Monsieur F…, la Cour confirme la décision antérieure.

En effet, Monsieur F… avait la charge, selon la lettre de mission de Madame B… du 8 mars 2006 (citée par la cour d’appel), de réaliser des « esquisses de faisabilité qui en fonction de [son] expérience du marché et comme […] convenus épuise au maximum les dispositions d’urbanisme applicables à chacune des parcelles créées […] ». Or, il avait choisi de ne pas appliquer pour le projet de Madame B… les règles urbanistiques relatives au coefficient maximal d’emprise au sol des constructions du plan d’occupation des sols alors en vigueur. En a résulté, pour Madame B…, des difficultés pour commercialiser les terrains aménagés, en raison d’une faible surface d’emprise au sol des constructions prévus sur chaque lot. Le juge de cassation confirme sur ce point la décision antérieure, au motif que la décision de Monsieur F… a causé à sa cocontractante un dommage, consécutif à une perte de chance de vendre les lots au prix fixé en 2007. Madame B… avait en effet dû modifier, en 2010, son projet pour réussir à vendre l’ensemble des lots.

Monsieur F… invoquait, pour écarter sa faute, l’illégalité du plan d’occupation du sol, quant au calcul du coefficient maximal d’emprise, dans sa version en vigueur au moment où il avait élaboré le projet immobilier de Madame B… et déposé, pour ce projet, une demande de permis de lotir. En droit, il avait effectivement raison, puisque le 25 novembre 2010 le tribunal administratif de Rennes a annulé la délibération du 10 novembre 2006 qui avait modifié les dispositions relatives au coefficient maximal d’emprise — au motif d’un vice de légalité externe (remise en cause de l’économie du plan d’occupation, sans mise en œuvre de la procédure de révision). Le requérant justifiait, sur ce fondement, l’utilisation de la version du plan d’occupation des sols antérieure au 10 novembre 2006, laquelle prévoyait des règles relatives au coefficient maximal d’emprise moins favorables au projet de Madame B… que celle qui l’a remplacée.

Au contraire de l’argumentation du requérant, la Cour de cassation affirme très clairement : « La faute du géomètre-expert s’appréciant à la date de l’exécution de sa mission, l’effet rétroactif de l’annulation ultérieure d’un règlement d’urbanisme est sans incidence sur cette appréciation. » (Cass. 3e civ., 4 avr. 2024, no 22-18.509, attendu 8). Plus précisément, la faute du géomètre-expert, dans sa mission de dépôt d’une demande de permis de lotir, s’apprécie à la date de ce dépôt ; en l’espèce au 21 novembre 2006.

La Cour de cassation — comme la cour d’appel de Rennes avant elle — écarte donc le moyen de Monsieur F… Sa mission ne consistait pas uniquement en une fonction d’analyse juridique. Il devait, aux termes du contrat, servir au mieux les intérêts de Madame B… ; c’est-à-dire présenter, en son nom, le projet le plus attractif possible pour les acquéreurs potentiels des terrains. Comme cité précédemment, le contrat prévoyait que le projet présenté « épuise au maximum les dispositions d’urbanisme applicables à chacune des parcelles créées ». Ainsi, la Haute juridiction juge que : « le principe selon lequel il incombe à l’autorité administrative de ne pas appliquer un règlement illégal ne permet pas au professionnel, chargé contractuellement d’établir un projet exploitant au maximum les possibilités offertes par les règles locales d’urbanisme, de se fonder, sans l’accord de son cocontractant, sur d’autres règles que celles en vigueur au moment de l’exécution du contrat » (Cass. 3e civ., 4 avr. 2024, no 22-18.509, attendu 9).

Ce faisant, aucune des règles du droit public — applicable pour apprécier la légalité des décisions de l’Administration — ne permet ici à un géomètre-expert de justifier d’avoir, contrairement à ses obligations contractuelles, présenté un projet d’aménagement moins ambitieux que ce que permettait les règles d’occupation des sols en vigueur — même illégales — au moment du dépôt d’une demande de permis conforme à ce projet.

Cette décision implique donc aux géomètres-expert d’être particulièrement vigilants quant aux règles d’urbanisme applicables à un projet mais surtout impose une transparence totale avec le cocontractant maître d’ouvrage, notamment vis-à-vis du contrat qui lie ces deux protagonistes de l’opération de construction, conformément à son devoir de conseil. Une acceptation du maître d’ouvrage quant à la proposition du géomètre-expert sur la demande de permis de lotir aurait, a minima, limité le risque juridique et donc indemnitaire.  

Cabinet Coudray Publié le 29/05/2024 dans # Veille juridique