Rédigé par Maître Cédric ROQUET, Avocat senior et Madame Blanche ATTENOT, Élève-avocat au Cabinet Coudray UrbanLaw
Commentaire de l’arrêt de la Cour de cassation, chambre criminelle (Cass. Crim. 21 janvier 2025, n° 22-87.145)
Après s’être penchée sur la question du harcèlement « managérial » en juin dernier (lire notre article ici), pour mieux l’écarter, la Cour de cassation s’intéresse en ce début d’année à la question du harcèlement « institutionnel » et ce, pour l’admettre désormais.
Par une décision n° 22-87.145 du 21 janvier 2025, la Haute Cour marque une étape significative dans la reconnaissance du harcèlement moral institutionnel en droit pénal français.
Cette décision signe également la fin de la saga judiciaire France Télécom, par la condamnation définitive de ses dirigeants.
En l’espèce, à la suite de la plainte déposée par les syndicats, en décembre 2009, contre la société France Télécom et trois de ses dirigeants, dénonçant les conditions dans lesquelles avaient été mis en œuvre le large plan de réduction des effectifs à hauteur de 22 000 salariés, la justice a renvoyé les quatre prévenus devant le tribunal correctionnel du chef de harcèlement moral, ainsi que quatre sous-directeurs pour complicité des mêmes faits.
Après des années de combat judiciaire et plusieurs condamnations, seuls les deux dirigeants, n°1 et n°2 de France Télécom, se sont pourvus en cassation.
La question de droit posée à la Cour était alors la suivante :
Les dirigeants d’une société peuvent-ils se voir reprocher des faits de harcèlement moral qui résultent non pas de relations individuelles avec leurs salariés, mais de la politique d’entreprise qu’ils conçoivent et mettent en œuvre ?
Autrement dit, ce que la presse qualifie de harcèlement institutionnel, entre-il dans le champ de définition du harcèlement moral tel que fixé à l’article 222-33-2 du code pénal ?
La réponse est oui !
Pour rappel, le harcèlement moral est le fait de harceler autrui par des propos ou comportements répétés ayant pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel (article 222-33-2 du code pénal).
Dans son arrêt, la Cour précise tout d’abord que les propos et comportements peuvent s’entendre d’agissements qui « définissent et mettent en œuvre une politique d’entreprise ayant pour but de structurer le travail d’une collectivité d’agents ».
Ensuite, à rebours de sa jurisprudence classique, la Cour affirme que le harcèlement moral institutionnel peut concerner un collectif de salariés non individuellement identifiés, de sorte qu’elle élargit la portée de l’infraction au-delà des relations interpersonnelles directes. Ainsi les agissements répétés n’ont pas à s’exercer à l’encontre d’une personne déterminée.
Là où en matière de harcèlement « managérial », la Cour de cassation exigeait en juin que les victimes soient déterminées et personnellement harcelées par le prévenu, il n’en est pas de même lorsque les agissements sont organisés par les plus hautes sphères de la hiérarchie.
Toute la difficulté juridique pour envisager une telle extension jusqu’à lors écartée portait sur la problématique de l’élément légal de l’infraction pénale.
En effet, le juge pénal, ne peut appliquer une loi à un comportement qu’elle ne vise pas et est par suite tenu de se livrer à une interprétation stricte du droit pénal (L. 111-4 du code pénal ; Cass. Crim. n°00-81.359, 25 juin 2002).
Toutefois et comme le rappel la Haute Juridiction dans le commentaire de sa propre décision[1], il en va autrement lorsque la portée d’un texte pénal est incertaine. Le juge est alors autorisé à tenir compte des raisons qui ont présidé à son adoption, pour l’interpréter, en se basant notamment sur les travaux parlementaires relatifs à l’édiction de ou des disposition(s) légale(s) litigieuse(s).
Tel est bien le cas en l’espèce. Si les dispositions de l’article L. 222-33-2 ne mentionnent pas expressément la notion de harcèlement moral institutionnel, elles ne semblent toutefois pas l’exclure. C’est à ce titre et devant l’incertitude de la portée du texte que les juges du quai de l’horloge ont pris appui sur les travaux parlementaires ayant fondé l’adoption de la loi n°2002-73 du 17 janvier 2002 dite loi de modernisation sociale et incriminant le fait de harceler.
Selon la Cour de cassation, l’appréciation des dispositions de l’article L. 222-33-2 soumise à sa censure est conforme à l’intention du législateur de protéger les salariés contre toutes les formes de harcèlement, y compris celles résultant de politiques d’entreprise.
Il n’y a dès lors aucune erreur de droit à retenir une incrimination d’harcèlement moral institutionnel sur le fondement desdites dispositions.
Cet arrêt n’est toutefois pas contraire à celui commenté en juin dernier concernant le refus de qualification d’un prétendu harcèlement managérial d’une directrice d’hôpital (Cass. Crim. 25 juin 2024, n° 23-83.613).
Il vient le compléter.
En effet, dans son raisonnement, la Cour prend le soin de préciser que l’article L. 222-33-2 du code pénal distingue en réalité les agissements qui ont pour objet une dégradation des conditions de travail de ceux qui ont un tel effet.
La Cour ajoute : « La caractérisation des agissements ayant pour effet une dégradation des conditions de travail suppose que soient précisément identifiées les victimes de tels agissements. En revanche, lorsque les agissements harcelants ont pour objet une telle dégradation, la caractérisation de l’infraction n’exige pas que les agissements reprochés à leur auteur concernent un ou plusieurs salariés en relation directe avec lui ni que les salariés victimes soient individuellement désignés. En effet, dans cette hypothèse, le caractère formel de l’infraction n’implique pas la constatation d’une dégradation effective des conditions de travail. »
Ainsi, il convient désormais de différencier deux cas de figure :
Les dirigeants de structures, aussi bien publiques que privées, devront être vigilants car il n’est pas impossible que les managers tentent d’écarter leur responsabilité pénale en arguant que les instructions ayant pour effet de dégrader les conditions de travail des salariés ne sont pas de leur fait, mais relèvent en réalité d’une politique et de consignes d’entreprise qu’ils n’ont fait qu’appliquer (si tant est qu’ils puissent l’établir).
En conclusion, cette décision de la Cour de cassation clarifie et étend la portée de l’incrimination de harcèlement moral. Elle l’applique à une situation factuelle nouvelle, le harcèlement institutionnel, qui ne constitue qu’une des modalités du harcèlement moral.
Elle vise ainsi à protéger les membres de la communauté de travail de toutes les formes de harcèlement, quel qu’en soit le mode opératoire.
Cette décision renforce la protection des salariés contre des pratiques managériales institutionnalisées abusives et souligne l’importance de la responsabilité pénale des dirigeants dans la mise en œuvre de telles politiques.
[1] https://www.courdecassation.fr/toutes-les-actualites/2025/01/21/communique-reconnaissance-du-harcelement-moral-institutionnel